La collection Morosini était repartie pour Venise avec Guy Buteau, discrètement escorté par deux policiers en civil ; le commissaire Langlois vint en personne annoncer à Aldo que, si les bracelets de rubis avaient repris leur place dans les écrins de la princesse Brinda, l’émeraude d’Ivan le Terrible et, bien entendu, la « Régente » avaient été restituées à Adalbert. Ce fut pour Morosini une bonne occasion de se mettre en colère :
— Passe encore pour l’émeraude que j’ai achetée le plus légalement du monde en salle des ventes mais je ne veux pas garder plus longtemps cette maudite perle ! Je vais en faire cadeau au musée du Louvre et voilà tout ! Dans la galerie d’Apollon, elle n’embêtera plus personne ! Ce qui ne saurait manquer d’arriver puisque, malheureusement, Agalar n’était pas Napoléon VI et qu’il n’y a aucune raison pour que le vrai renonce à ses prétentions !
— Vous oubliez que vous n’êtes que le mandataire. En fait, le propriétaire c’est toujours le prince Youssoupoff, si j’ai bonne mémoire.
— Il n’en veut pas ! Il m’a chargé de la vendre…
— Mais pas d’en faire cadeau puisque l’argent doit être employé à des fins charitables. Alors achetez-la !
— Ça jamais ! Elle dégouline de sang versé et elle a failli me tuer. Quant à la vendre, la mort de Van Kippert découragerait n’importe qui. Drouot en tout cas n’en veut plus. Et je ne suis pas certain qu’en Angleterre ça marcherait mieux…
— Essayez l’Amérique ! Van Kippert savait parfaitement ce qu’il achetait.
— Mais certainement pas qu’il allait être tué sur le-champ. Si vous voulez le fond de ma pensée commissaire, la meilleure solution pour moi serait que vous arrêtiez Napoléon VI. Celui-là s’est juré de l’avoir pour rien. Et maintenant que nous savons que ce n’est pas Agalar, il faudrait peut-être reprendre la piste ?
— Et que croyez-vous que je fasse d’autre ? Seulement j’ai peu de chose à me mettre sous la dent.
— Avez-vous retrouvé Marie Raspoutine ?
— Pas encore. On la cherche, bien sûr, mais nous n’avons rien contre elle. En outre, si j’ai bien compris ce que l’on m’a raconté, elle ne connaît de lui qu’une ombre, une voix… Ce qui ne l’empêche pas d’en être tombée amoureuse… Une grande imaginative, en résumé !
— Mais j’ai dans l’idée que lui aussi y tient. Il faut la retrouver et avec une surveillance étroite…
— Merci, je connais mon métier. Mais, j’y pense, ajouta Langlois en louchant sur le grand carton somptueusement armorié et gravé qui reposait sur une petite table auprès de Morosini. N’aviez-vous pas dans l’idée de vendre cette sacrée perle au maharadjah de Kapurthala ? Je vois là une superbe invitation. Vous allez l’accepter ?
— Une occasion pareille ne se refuse pas quand on exerce mon métier mais, pour en revenir à la « Régente », je n’ai aucune chance de ce côté. Ah, si elle avait appartenu aux Louis XIV, XV ou XVI ce serait déjà fait, mais Napoléon ne l’intéresse pas. Et puis, toujours la même rengaine : il y a trop de sang frais sur elle…
— Qu’allez-vous en faire alors ?
— Je ne sais pas. Sans doute la confier au coffre de la Banque de France en attendant des jours meilleurs. Et je ne peux pas m’occuper d’elle en exclusivité : il est plus que temps que je rentre à Venise. Ma maison peut tourner sans moi mais jusqu’à un certain point seulement…
Il n’eut pas le temps de développer davantage ce point de vue : Marie-Angéline, rouge et essoufflée, fit à cet instant irruption dans la chambre :
— Les Mille et Une Nuits débarquent chez nous, Aldo ! Il y a là un… un maharadjah ! Un vrai !… Il brille comme une aurore et sa suite brille presque autant que lui. Ses gens envahissent la maison et moi il m’a écartée de son chemin d’un geste dégoûté… C’est merveilleux !
Mais le policier avait déjà mis un nom sur cette apparition fabuleuse :
— Alwar, à tous les coups !… Est-ce que je peux sortir d’ici sans le rencontrer ?
— Il vous fait peur ?
— Non, mais si je me trouve en face de lui, je devrai sans doute le coffrer pour déclarations mensongères dans une affaire de meurtre et je n’ai pas le droit de déclencher un incident diplomatique. Alors, je sors comment ?
— Par le balcon, fit Marie-Angéline en ouvrant plus largement la porte-fenêtre. Il communique avec la chambre de la marquise.
— Elle va me prendre pour un malotru ?
— Elle va être enchantée, voulez-vous dire ! Je vous conduis…
Ils disparurent juste à temps : déjà Cyprien rouge d’essoufflement et de colère, était propulsé chez Aldo par deux magnifiques jeunes gens aux yeux de gazelle dont les tuniques brodées d’or scintillèrent dans la flaque de soleil qui décolorait le tapis. Le vieil homme ouvrait la bouche pour annoncer l’auguste visiteur mais la fureur étrangla sa voix dans sa gorge et ce fut l’un des deux jeunes gens qui annonça Jay Singh. L’instant suivant celui-ci fit une entrée de prima donna sous sa couronne de rubis. Il était tellement cousu d’or, de rubis et d’énormes topazes qu’il ressemblait à une éruption volcanique.
Ôtant ses gants de satin – sous lesquels il en portait d’autres, en soie si fine qu’elle était presque transparente, afin d’éviter le contact impur de l’infidèle –, il s’avança vers Aldo les mains tendues :
— Mon cher… si cher ami ! ! Quelle joie de vous revoir après cette abominable épreuve ! Mais… dans quel état ! s’écria-t-il sur un ton dont l’enthousiasme semblait décroître à mesure qu’il découvrait Morosini. Êtes-vous contagieux ? ajouta-t-il, se contentant de serrer les mains d’Aldo au lieu de l’accolade primitivement prévue.
— Nullement, Votre Grandeur ! fit celui-ci en se levant pour saluer son visiteur. Je ne l’ai jamais été et, en outre, je suis convalescent…
— J’en suis tellement heureux ! Quelle affreuse histoire ! Tous vos amis ont eu très peur. Et moi plus que quiconque, je pense : je ressentais comme une blessure l’impression que l’on avait enlevé mon frère !
— Votre Grandeur est infiniment bonne et je sais quelle aide généreuse elle s’est efforcée de m’apporter. Je ne saurais dire à quel point je lui en suis reconnaissant…
— En ce cas, fit le maharadjah en fermant à demi les yeux, ce qui ne laissa filtrer qu’un mince éclat de son regard jaune, pourquoi ne pas revenir à nos conventions d’avant cette terrible épreuve : laissons de côté la grandeur et appelez-moi Jay Singh !
— Ce ne sera peut-être pas très facile mais je promets d’essayer…
Ses beaux serviteurs disparus, le prince tira démocratiquement un fauteuil pour s’installer près d’Aldo en prenant soin de récupérer quelques coussins supplémentaires. Ce faisant, son regard, comme précédemment celui de Langlois, effleura le carton armorié et il sourit :
— Ah ! Vous avez reçu, je vois, l’invitation de Kapurthala ?
— En effet. Accompagnée d’une aimable lettre du prince Karam.
— Vous y viendrez, j’espère ? Cela nous permettra de nous retrouver sous le ciel de mon magnifique pays… Mais, j’y pense, pourquoi n’irions nous pas ensemble ?