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— Bien. En attendant nous aimerions nous reposer et surtout nous débarrasser de cette poussière…

— C’est trop juste ! Acceptez mes excuses !

Il frappa dans ses mains. Deux escouades de serviteurs aux pieds nus s’emparèrent des bagages des deux hommes… et partirent dans des directions opposées. Aussitôt Morosini protesta :

— Nous n’habitons pas la même partie du palais ? Il doit y avoir assez de place pour que nous soyons logés ensemble ?

— Ce n’est pas un hôtel ici. (Et le secrétaire cracha par terre !) Aussi les appartements des invités sont-ils répartis dans des endroits différents. Où serait l’honneur s’ils étaient côte à côte ? Les honorables hôtes se retrouveront au dîner de ce soir. Ils n’auront pas trop de la journée pour se remettre du long et pénible voyage…

Il fallut bien en passer par là. Après avoir échangé un regard exaspéré, ils suivirent le cortège de leurs bagages. Pour sa part, Morosini, ayant franchi une porte latérale, se retrouva dans un large couloir dallé de marbre noir dépourvu de meubles mais orné de fresques vivement colorées et menant à un enchevêtrement de jardins carrés rafraîchis de jets d’eau, de galeries ajourées, de cours et pour finir à un escalier aux marches raides en haut duquel une autre galerie s’ouvrit, au milieu de laquelle on poussa enfin devant le voyageur les battants sculptés et peints d’une double porte : il était arrivé, et un serviteur long et mince vêtu avec plus de recherche que les autres était déjà en train d’ouvrir ses valises.

La chambre, immense, s’agençait autour d’un prodigieux lit à pieds d’argent, drapé de brocart pourpre tissé d’argent, assez grand pour trois personnes et qui, posé sur de somptueux tapis de couleurs chaudes, régnait, solitaire, planté en plein milieu de la pièce sous un grand lustre de cristal de Venise rouge et or. Peu de meubles sinon quelques coffres anciens, peints comme des manuscrits, quelques fauteuils garnis de coussins pourpres et argent. Aux murs, placées dans de hautes niches, une collection d’exquises peintures mogholes protégées par des plaques de verre et, un peu partout, de grands vases posés par terre débordants de fleurs. La salle de bains attenante où s’activaient d’autres serviteurs était aussi somptueuse. C’était bien la première fois que Morosini voyait, creusée dans le sol, une baignoire de quartz rose avec des robinets et, au-dessus de la tête, un cercle, d’or lui aussi, qui faisait fonction de douche. Il y avait là, entre les murs où se retrouvait en motifs le quartz de la baignoire alternant avec de minuscules miroirs, une table de massage et, sur une sorte de coiffeuse, un assortiment de flacons portant tous la griffe de parfumeurs parisiens, plus un assortiment de produits de beauté que Morosini considéra d’un œil réprobateur.

En fait de parfums, Aldo ne supportait pour lui-même que sa chère lavande anglaise, et cette débauche de senteurs lui donnait l’impression de rentrer dans la salle de bains d’une courtisane. Surtout si l’on y ajoutait les piles de serviettes et les sorties de bain roses ornées d’un hiéroglyphe doré. Du geste il appela le domestique occupé à défaire ses valises, qui s’était présenté à lui en se nommant Amu et en ajoutant qu’il était à son service exclusif pour le temps de son séjour :

— Es-tu sûr que cet appartement m’est bien destiné ? Ces parfums, ces crèmes, ces objets délicats ! Je ne suis pas une femme !

Le serviteur ouvrit plus grands encore ses vastes yeux sombres.

— Cette chambre est la plus belle du palais après celle de Sa Grandeur, sahib, expliqua-t-il en zézayant. Elle est proche de celle du maître, sahib, et il la réserve aux invités qu’il aime. C’est dire qu’elle ne sert pas beaucoup, ajouta-t-il en baissant la voix. Mais s’il faut lui dire qu’elle ne plaît pas au sahib…

Cette fois une véritable angoisse se refléta dans les prunelles liquides et Morosini haussa les épaules :

— En ce cas nous ne lui dirons rien. J’ai déjà été plus mal logé, ajouta-t-il avec le nonchalant sourire qui avait déjà séduit tant de gens. En revanche, saurais-tu me dire dans quelle partie du palais est logé le gentleman qui est arrivé avec moi ?

Le geste d’ignorance d’Amu laissait entendre que cela lui semblait de peu d’importance et le sourire d’Aldo s’effaça :

— Il se trouve, dit-il, que c’est mon ami le plus cher et je veux savoir où il est. Quand tu l’auras appris tu me mèneras auprès de lui…

— J’ai peur que ce ne soit difficile, sahib…

Cependant, après s’être incliné, les mains jointes sur la poitrine, Amu s’éclipsa comme une ombre blanche, laissant Morosini en tête à tête avec le ravissant bassin que l’on avait d’ailleurs empli d’une eau sur laquelle flottaient des pétales de roses. N’ayant rien d’autre à faire et poussé par la nécessité, il s’y plongea avec béatitude pour se débarrasser de la collante poussière jaune qui adhérait à lui comme une seconde peau. Il s’y étrilla vigoureusement, se rinça sous la douche avec l’impression de renaître. Après une friction au gant de crin et un arrosage à l’eau de lavande, il ceignit ses reins de l’une des absurdes serviettes roses et entreprit de se raser, regrettant à cet instant la main si légère de Ramesh, son boy qu’il avait laissé à la gare muni d’assez de roupies pour attendre qu’il le reprenne au passage. Sa main à lui n’était pas aussi sûre que d’habitude et il se coupa :

— Si le sahib veut me permettre ?

Amu, que ses pieds nus rendaient parfaitement silencieux, était près de lui et, d’un geste doux mais irrésistible, s’emparait du rasoir avant de tamponner la petite blessure.

— Alors ? demanda Morosini. Tu sais où il est ?

— Je sais surtout où il n’est pas.

— C’est-à-dire ?

— Il n’est pas au palais. Tandis que l’on te conduisait ici, il est parti dans la voiture qui l’a amené avec toi… S’il te plaît, sahib, ne bouge pas sinon moi aussi je pourrais être maladroit… et ce serait pour moi la honte !

— Je ne comprends pas. Je l’ai vu partir à la suite de ses bagages de l’autre côté de la cour où se trouvait encore la Rolls.

— Elle l’a rejoint ensuite dans la partie des jardins…

— Inconcevable ! gronda Aldo, qui sentait la colère le gagner. Et saurais-tu où il a été conduit ? Quand même pas à la gare, j’espère ? Sinon, tu refais mes valises et j’y retourne dès que j’en aurai fini avec ton maître…

— Non, non, non, sahib ! gémit le malheureux, affolé. Le maharadjah n’aurait pas fait une chose pareille. On a conduit ton ami chez le Diwan sahib.

— Le Diwan sahib ?

— Le… le Premier ministre. Un homme très sage, très important. Ton ami sera bien chez lui. Et puis, se hâta-t-il d’ajouter, il sera au dîner ce soir et ton ami avec lui.

— Tu es sûr ?

— Sûr, sahib ! Tout à fait sûr ! Tu peux avoir confiance en Amu.

— Je ne demande pas mieux, mais peux tu encore m’expliquer pourquoi mon ami doit loger chez ce Diwan et non ici ? Ce n’est pas la place qui manque, pourtant ?

— Ce n’est pas cela, mais l’astrologue du palais a fait savoir que tu arriverais avec un personnage impur qu’il serait dangereux de loger… Cela n’empêche qu’il pourra venir dîner, mais, comme il n’y fera ni sa toilette ni… autre chose, ce sera beaucoup moins grave.

— Et le Diwan, lui, ne craint pas les impuretés ?

— Lui, ce n’est pas pareil il est musulman ! Il ne craint pas les mêmes.

Et sur ce, Amu s’en alla veiller à ravitailler son nouveau maître avant qu’il ne prenne le repos rendu nécessaire par le voyage.

Resté seul, Aldo pensa que ce séjour s’annonçait épineux et que, plus il serait bref, mieux cela vaudrait : il restait quinze jours avant de gagner Kapurthala, qui n’était d’ailleurs pas la porte à côté. Pas question de les passer ici !