— Oh, nous en avons un, soupira le vieil homme en grignotant délicatement une cuillerée de caviar. Seulement il n’est jamais là. En ce moment, par exemple, il est à Delhi. Il y va souvent, ne laissant à la Résidence, un peu éloignée de la ville d’ailleurs, qu’une poignée de subalternes.
— Et Sa Grandeur lui autorise cette liberté ?
— Vous voulez dire qu’elle l’y encourage. Quand sir Richard Blount est là, il est en butte à tant de mauvaises plaisanteries qu’il se contente de faire acte de présence de temps en temps…
— Des mauvaises plaisanteries ?
— Oui, Son Altesse a beaucoup d’humour. Sir Richard aussi, entre parenthèses, mais quand il trouve dans sa salle de bains une nichée de scorpions ou quand l’un des bestiaires du palais permet à l’un des tigres de Son Altesse d’aller prendre le frais dans les jardins de la Résidence, sir Richard n’apprécie pas vraiment. Oh, les serviteurs coupables de négligence sont sévèrement châtiés mais c’est comme un fait exprès : dès que le Résident est ici, il se trouve affronté à de petits problèmes de ce genre.
— Vous dites que les serviteurs sont châtiés sévèrement ?
— Son Altesse les fait pendre aux arbres de la Résidence. Et envoie des excuses. Lady Blount, en tout cas, ne veut plus mettre les pieds à Alwar. Cela enchante Son Altesse qui déteste les femmes européennes. Il dit qu’elles sentent mauvais…
— Les femmes européennes ou toutes les femmes ? Je n’en ai pas vu autour de lui ni aucune dans ce palais…
— Il y en a pourtant, et pas loin.
Levant la tête, sir Akbar dirigea le regard d’Aldo vers le haut de la salle, dont une sorte de galerie fermée par des panneaux de marbre finement ajouré faisait le tour.
— Vous voulez dire qu’elles sont là-haut ?
— En effet. Ne vous y trompez pas, il existe bel et bien une maharani en titre et trois autres de moindre rang qui ont donné au prince des enfants. Il y a aussi des sœurs, des tantes. Croyez-moi, le zénana est bien fourni. Seulement le prince observe le purdah(14) avec une grande rigueur. Et ces galeries sont faites pour que ces femmes puissent assister aux cérémonies sans être vues…
Pendant le temps de ce court dialogue, le maharadjah entretenait une conversation avec le botaniste. Morosini en saisit la fin :
— Nous sommes heureux que vous ayez trouvé chez nous ce que vous cherchiez, sir Joshua. Rien ne s’oppose donc plus à ce que vous poursuiviez votre voyage d’études ?…
L’expression béate alors répandue sur le visage du savant s’éclipsa derrière un nuage d’incompréhension :
— Mon départ, Votre Grandeur ? Je n’y songe pas encore. J’ai trouvé certes des spécimens intéressants mais je suis persuadé de ne pas avoir extrait toute la substantifique moelle de cette admirable contrée et je compte dès demain repartir en campagne…
— Tsst, tsst, tsst… Vous n’y connaissez rien. Je vous dis moi que vous trouverez mieux chez mon voisin de Bharatpur. Ses terrains de chasse sont plus étendus que les miens et la végétation en est tout à fait remarquable ! Aussi vais-je donner des ordres pour votre départ… Non, non, ne me remerciez pas ! C’est un plaisir délicat pour moi d’aider la science…
La cause était entendue, il n’y avait rien à ajouter. Le maharadjah se désintéressait de l’hôte qu’il venait d’expédier si lestement pour s’apercevoir qu’il avait faim. Tandis que le ballet des plats se poursuivait pour ses convives, il fit déposer devant lui l’énorme plateau d’or dont le cadenas fut ouvert avec la clef qu’offrait un jeune serviteur aux yeux inquiets. Il n’y avait d’ailleurs autour de cet homme étrange que de jeunes serviteurs, relayant les aussi jeunes aides de camp vêtus de soies précieuses, mais tous, sans exception, avaient ce même regard d’animal traqué dont Morosini s’était déjà aperçu lors de son déjeuner au Claridge.
Autour de la table chacun fit silence tandis que l’on découvrait un dôme de riz éclatant de blancheur sur lequel étaient disposées toutes sortes de nourritures, volailles, boulettes de viandes, légumes, œufs, tandis qu’autour de ce dôme une multitude de petits plats offraient des épices et des assaisonnements aux couleurs variées. De sa main dégantée, Jay Singh prit un peu de riz dont il fit une boulette, à laquelle il ajouta un peu de volaille avant de la tremper dans une poudre rougeâtre. Les yeux mi-clos il porta le tout à sa bouche et presque aussitôt recracha en poussant un véritable hurlement suivi d’un déluge de paroles dont le Diwan traduisit le principal à l’attention d’Aldo :
— Poison !
— Quoi ? Il y aurait du poison dans cet amas de nourriture ?
Le vieil homme haussa des épaules désabusées :
— Si Sa Grandeur le dit, ce doit être vrai… Je ne crois pas que vous aimerez ce qui va suivre…
Ce fut à la fois rapide et terrifiant. Deux gardes s’emparèrent du serviteur qui avait apporté la clef et le traînèrent devant le haut siège du prince qui d’un geste s’était fait apporter une sorte de calice d’or muni d’un couvercle. Un autre garde prit un peu de riz avec une cuillère, la plongea dans le calice et la ramena couverte de fragments scintillants.
— Du verre pilé ! souffla le Diwan dont la voix fut couverte par les hurlements du malheureux qui fut obligé d’avaler trois cuillères de l’affreux mélange, après quoi, à demi étouffé et poussant des gémissements de douleur, il fut emmené hors de la salle où les conversations reprirent comme si de rien n’était. Le maharadjah, après s’être lavé les mains, remit ses gants, fit emporter d’un signe de la main le plat fatal et adressa un aimable sourire à Morosini :
— Oublions cet incident ! Nous autres princes sommes sans cesse en butte à des… complots de ce genre. Je prendrai seulement quelques fruits pour ce soir.
Tétanisé d’horreur et de dégoût, Aldo ne répondit rien. Son regard devenu d’un vert fulgurant s’attachait à ce bourreau d’un autre âge qui osait prétendre à son amitié.
— Allons, mon ami, remettez-vous ! reprit Alwar et, de sa voix redevenue soyeuse : Des accidents comme celui-ci se reproduisent souvent et il convient d’être vigilant. Nous allons boire ensemble un peu de cognac. Cela nous aidera à oublier ce misérable apprenti-assassin.
Aldo avala d’un trait le verre qu’on lui offrait puis se leva, s’inclina avec une raideur digne d’un officier britannique :
— Avec la permission de Votre Grandeur, j’aimerais me retirer. Je ressens soudain la fatigue du voyage…
— Bien, bien ! Allez vous reposer, cher Morosini. Nous nous reverrons demain. On va vous reconduire chez vous.
En quittant la table, Aldo saisit au passage l’air effaré du botaniste et le regard soucieux du Diwan, mais l’idée de rester une minute de plus dans cette salle somptueuse où un pauvre gamin venait de subir un sort horrible, et très certainement immérité, lui était intolérable. Il était partagé entre deux envies contradictoires : étrangler ce monstre avec son auréole scintillante ou fuir à toutes jambes ce palais, ce pays, retrouver la cage brinquebalante du train qui l’emporterait ailleurs, et le plus loin possible. L’un comme l’autre était irréalisable : tuer Alwar signerait son arrêt de mort et la présence d’Adalbert chez le Diwan lui interdisait de quitter la ville sous peine de l’exposer à la vindicte du maharadjah.
Revenu à sa chambre où il pensait retrouver Amu, il vit qu’un autre domestique se tenait à la porte, qu’il ouvrit avec un profond salut :
— Qui es-tu ? Où est Amu ?
L’homme releva une paupière lourde, découvrant une prunelle qui avait l’air de glisser dans de l’eau noire :