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— Malade Amu. Moi je suis Rao… et à ton service, sahib !

— Merci. Pour ce soir, je n’ai pas besoin de toi. Tu peux te retirer.

Sans insister l’homme s’exécuta, laissant Morosini se demander ce que signifiait cette soudaine maladie d’un serviteur qui semblait en si bonne santé quelques heures auparavant. Et ce que signifiaient les événements de cette étrange soirée. À quoi rimait cette subite accusation d’empoisonnement d’un plat tellement vaste qu’il aurait fallu un kilo d’arsenic ou de strychnine pour le rendre vénéneux ? Un coup monté, sans doute, destiné peut-être à lui faire comprendre que son intérêt était de satisfaire en tout un homme pour qui la vie humaine représentait si peu de chose. Il y avait là un avertissement. Une menace peut-être…

Il prit une cigarette dans son étui, l’alluma et s’approcha de la fenêtre pour respirer la nuit fraîche. Elle donnait sur une cour intérieure aux murs de laquelle s’accrochaient des bougainvilliers rouges et blancs. Un parterre à la mode moghole y dessinait des motifs carrés où poussaient les soucis, les verveines et les roses. L’endroit eût été charmant s’il n’était si bien clos. Y descendre n’eût sans doute pas mené sans difficultés à l’extérieur d’un palais dont les dimensions démesurées réduisaient sa propre demeure ancestrale à l’état de modeste hôtel particulier. En outre, sous la galerie qui formait une sorte de cloître, la silhouette martiale d’un garde armé d’un long sabre courbe apparaissait entre les colonnettes.

Aldo resta là un moment à respirer la nuit, au fond de laquelle se faisait entendre, assourdis par la distance, les échos de l’orchestre du maharadjah jouant un air bizarre.

Sa cigarette achevée, Aldo décida de se coucher. Dormir lui éclaircirait les idées et d’ailleurs il se sentait vraiment las. Il se déshabilla, abandonnant ses vêtements un peu partout sur le tapis, puis se dirigea vers la salle de bains pour prendre une dernière douche et se laver les dents. Or, en prenant le verre préparé à cet usage et enveloppé d’un papier de soie rose pour l’hygiène, il trouva un mince rouleau de papier glissé à l’intérieur. Un mot y était écrit, un seul, mais aussi peu rassurant que possible :

« Partez ! »

CHAPITRE XIII

BALA QILA

Gardée par un chauffeur tout de blanc vêtu, la longue Bugatti bleue attendait devant l’entrée principale du palais quand Morosini la rejoignit, guidé par Rao. Le serviteur au regard fuyant semblait avoir définitivement remplacé Amu. Un mot de la main du maharadjah venait en l’éveillant, et alors qu’il faisait encore sombre, de le convier à une promenade en sa compagnie. Jay Singh lui-même apparut presque aussitôt et son invité faillit ne pas le reconnaître, habitué qu’il était à ses splendeurs vestimentaires. Simplement vêtu, cette fois, de jodhpurs blancs, d’une veste de tweed et d’une chemise de polo, coiffé d’un petit turban blanc sans ornements, des gants en peau de chamois gainant ses mains, il ne se ressemblait plus, paraissait plus jeune… et d’excellente humeur.

— Je vous ai fait vivre hier une soirée un rien médiévale, dit-il avec un sourire qu’il savait rendre charmant, et comme vous n’êtes pas au fait de nos us et coutumes j’ai pensé que, pour vous replacer dans notre siècle, rien ne serait mieux qu’une promenade matinale dans l’un de ces engins que j’aime conduire moi-même.

En effet, après s’être enveloppé la tête dans un voile bleu inattendu, il s’installa à la place du chauffeur tandis que celui-ci ouvrait symboliquement pour l’hôte la minuscule portière qu’il aurait pu enjamber facilement.

— Il fait un temps idéal, ce matin, reprit le maharadjah, et je vais vous montrer mon pays…

Il était tôt. Le ciel jouait une symphonie sur les tons de ce rose si cher au maître des lieux, mais devenait d’un rouge éclatant en rejoignant la terre. Dans peu d’instants le soleil allait bondir de l’horizon pour commencer son voyage diurne.

— Je ne vous ai pas fait réveiller de trop bonne heure ? s’enquit avec sollicitude l’altesse voilée.

— Absolument pas, Monseigneur. J’ai toujours aimé voir le jour se lever. Ici, le spectacle est particulièrement beau…

— N’est-ce pas ? Aussi nous avons coutume de saluer l’arrivée de l’astre du jour. Écoutez !

Des sons grêles se faisaient entendre, en effet, quelque part dans les jardins où des hommes chargés de l’arrosage se répandaient, courbés sous des outres ruisselantes d’eau.

— C’est le shenai, une sorte de flûte qui ne sert à peu près qu’à cela…

La fin de la phrase se perdit dans le vrombissement du puissant moteur et le bolide s’arracha dans un bruit de soie déchirée, faisant voler sous ses roues le fin gravier bleuté. Démarrage impressionnant qui mit en fuite les oiseaux… et les jardiniers. Jay Singh conduisait comme si lui et sa machine étaient seuls sur terre et Morosini, cependant amateur de vitesse, de belles voitures et, en bon Italien, sachant merveilleusement les conduire, se demanda s’il ne serait pas temps de dire une prière. À tout hasard…

Après avoir traversé les jardins comme une fusée, le maharadjah se dirigea vers les collines, pied au plancher, sans se soucier des nuages de poussière blanche qu’il soulevait et pas davantage de ce qui pouvait bien se cacher dessous. Plusieurs volailles perdirent la vie ce matin-là ainsi qu’un marcassin aventuré hors de la bauge familiale. L’auguste chauffeur grommela des choses indistinctes mais ne s’arrêta pas pour autant. Et pas davantage quand ce fut une femme portant sur la tête une cruche qu’il envoya au tapis d’herbe sèche.

— Arrêtez, Monseigneur ! protesta Morosini indigné. Vous venez peut-être de tuer cette femme…

— Oh ! Le mal ne serait pas grand, car je lui éviterais les douleurs qui menacent tout être humain et les affres de la vieillesse. D’ailleurs, elle est en train de se relever, ajouta-t-il après un bref coup d’œil dans le rétroviseur.

C’était vrai. La femme se relevait, mais avec peine, et sa cruche était en miettes.

— Je vous en prie, arrêtez, Altesse ! Je veux descendre…

— Pour que la tribu entière vous tombe dessus en piaillant et vous arrache jusqu’à votre chemise ? Vous plaisantez, mon cher ? Croyez-moi, je les connais mieux que vous !

Il riait, content de lui et donnant à son passager une furieuse envie de l’étrangler avec son absurde voile bleu, mais il était impossible de sauter de cette voiture sans risquer de se tuer et la course folle continua à travers une jungle accidentée faite de hautes herbes, d’épineux, coupée de loin en loin par ces lacs marécageux peu profonds que l’on appelait « jheels » et au bord desquels s’élevaient de vieux arbres aux branches tordues dont le feuillage, lavé par la saison des pluies qui venait de se terminer, luisait sous la lumière. On échappait au cirque montagneux où s’étalait Alwar et la route semblait fuir à l’infini. Jay Singh, tout à sa joie de conduire, un sourire immobile plaqué sur le visage, ne soufflait mot, ne donnait aucun renseignement. Si c’était sa façon de faire visiter le pays…

— Où allons-nous ? demanda Morosini.

La voiture s’arrêta si brutalement que le passager faillit passer par-dessus le court pare-brise.

— Ici. C’est la frontière de mes États, dit Jay Singh en désignant la ligne de chemin de fer flanquée d’un poteau affichant les couleurs d’Alwar. Nous rentrons par un autre chemin. Comme cela vous aurez tout vu.

Un demi-tour brutal qui fit protester le moteur et la course folle reprenait en sens inverse. Si l’on changea de chemin, Morosini ne s’en aperçut pas. Il y avait encore plus de poussière dans ce sens-là que dans l’autre. De temps en temps on entrevoyait les montagnes qui se rapprochaient, précédées de collines que, obliquant soudain vers la droite, la Bugatti se mit à escalader à son allure d’enfer, donnant à son passager l’impression d’être embarqué dans des montagnes russes. Jay Singh, lui, s’amusait franchement, riant comme un gamin tandis que sa voiture sautait une ornière, plongeait dans un creux, se ruait sur une côte pour retomber de l’autre côté.