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— Vous ne trouvez pas qu’on se croirait à Luna-Park ? jeta-t-il en riant de plus belle. J’adore Luna-Park ! Lorsque je suis à Paris, j’y passe des heures. Cela m’enchante ! Pas vous ?

— Je ne me souviens pas d’y être allé.

— Eh bien, comme cela vous aurez une petite idée de ce que cela peut être. Bien que, là-bas, les émotions soient plus fortes !

Plus fortes ? Dans le fameux Scenic-railway parisien, on glissait sur des rails parfaitement lisses, ce qui n’était pas le cas de cette route où ornières et nids-de-poule se disputaient le territoire. Cet exercice faisait grand honneur au talent de conducteur du maharadjah mais n’en était pas plus rassurant. L’aventure d’ailleurs s’acheva après un virage un peu sec… dans l’une des grilles d’entrée du parc heureusement protégée par d’épais massifs d’hibiscus qui amortirent le choc.

Les gardes du palais accoururent pour sortir leur prince de son tas de feuilles et de fleurs, et reçurent en remerciement une bordée d’injures en hindoustani qui n’avaient pas besoin de traduction tant elles paraissaient évidentes. Après quoi Jay Singh arracha son voile et s’assit, bras croisés et œil mauvais, tandis que l’un des hommes filait vers le palais. Aucun des occupants de la Bugatti n’était blessé, mais Aldo estima que son hôte aurait pu se soucier de sa santé. Or il n’en fit rien, resta là sans sonner mot jusqu’à ce qu’une Rolls, imposante et belle en dépit des tapis roses qui en habillaient l’intérieur, fit son apparition. Se souvenant soudain de son invité, Jay Singh l’y fit monter et prit place auprès de lui en grommelant :

— Mauvais matériel ! Je ne sais vraiment pas pourquoi j’aime tant ces maudites voitures ! Celle ci est bonne à jeter !

— Elle n’est pas très abîmée, Altesse, et ce serait dommage…

— Quoi ? De garder un objet devenu imparfait ? Je ne saurais le supporter. Cette voiture sera enterrée dans les collines, comme les autres…

— Les autres ?

— Oui. Je fais toujours enterrer les automobiles qui ont eu le tort de me manquer.

— Quel dommage ! Votre Bugatti est une noble voiture…

— C’est pourquoi elle a droit à un enterrement au lieu d’être jetée à la ferraille. Rassurez-vous, j’en ai deux autres. Je les achète toujours par trois.

Tandis qu’un serviteur le ramenait vers son appartement, Morosini se livra à un petit travail de repérage destiné à lui permettre de retrouver facilement la sortie de ce labyrinthe de marbre et de grès rose. Le maharadjah lui ayant appris qu’il devait déjeuner seul parce que c’était pour lui jour de jeûne et qu’ils se retrouveraient à la fin de l’après-midi pour la visite de ses trésors, il forma le projet de s’en aller découvrir la ville qui semblait fort intéressante et, ce faisant, de se renseigner sur la résidence du Diwan afin d’y rejoindre Adalbert, dont la présence lui manquait singulièrement…

Il n’en fallut pas moins parlementer avec Rao. Le remplaçant d’Amu prétendait le suivre sous le prétexte qu’il risquait de se perdre ou de se faire voler par les innombrables mendiants que l’on trouvait à chaque pas.

— Je dois veiller sur toi, sahib ! C’est mon devoir.

— Eh bien, je t’en relève, de ce devoir. J’aime être seul pour découvrir une ville.

— En ce cas, permets au moins que je te guide à travers le palais afin que tu évites le long détour par le parc. Tu seras alors devant le bassin sacré qui est le cœur de la cité…

La proposition semblait honnête, même si Morosini n’arrivait pas à attacher la moindre confiance à ce visage trop souriant, au regard faux. Mais, après tout, connaître une autre sortie ne lui ferait aucun mal, bien au contraire : cela pourrait toujours servir… Cependant la traversée du palais mit sa mémoire à rude épreuve : il y avait trop de couloirs, trop de courettes, trop de montées et de descentes qui les annulaient, trop de pièces aux décors divers, mais enfin on déboucha sur les larges escaliers dont les marches luisantes descendaient dans l’eau bleuie par le reflet du ciel. La ville était là, ouverte devant lui, et il eut la sensation de mieux respirer que ce matin dans sa course à travers la campagne. Tout ici n’était que beauté et harmonie. Il y avait les silhouettes gracieuses de ces femmes vêtues et coiffées de voiles teints de couleurs tendres ou éclatantes : des pourpres, des oranges, des verts, des ocres, des bruns, des safrans qui animaient les nobles marches et recréaient les personnages des peintures et des fresques dont s’ornait le palais. Certaines, avec des colliers de fleurs, se dirigeaient vers un temple, d’autres vers l’animation des rues dont la principale coupait Alwar sur toute sa longueur. Un étonnant arc de triomphe, une sorte de porte moghole flanquée de tourelles et habillée de mosaïques turquoise, l’enjambait, évoquant Samarcande. Elle grouillait de vie et de couleurs, ressuscitant les anciens âges en une évocation fascinante. Des bœufs bossus, aux cornes peintes, passaient gravement entre les échoppes sans que quiconque s’occupe d’eux, ne s’écartant que pour le passage d’un éléphant portant sur son dos une howda peinte aux rideaux multicolores et un cornac au turban écarlate qui restituait l’échelle de la ville. Une chose cependant frappa Morosini. En dépit des couleurs, de la richesse de certaines demeures aux corniches peintes et sculptées, aux balcons ouvragés, aux fenêtres ornées de délicats écrans de marbre ajouré, la majeure partie de cette grande ville donnait une impression de pauvreté.

Il y avait, en effet, trop de mendiants, trop de maisons lépreuses entre les frondaisons des jardins et les fastes des riches demeures. Les rues étaient sales en dépit des nombreux balayeurs intouchables chargés de la voirie mais qui ne semblaient guère s’en soucier. Même l’artère principale, celle qui, passant sous l’arc moghol, s’en allait vers les escarpements de la montagne dominant le fort de Bala Qila, n’y échappait pas. Celui-ci, symbole des anciens princes, montrait des murailles épaisses, vertigineuses, surgissant d’un éperon rocheux et se prolongeaient en remparts étagés tendus comme une griffe vers la cité qu’ils enveloppaient… La guerre qu’ils évoquaient trouvait un contrepoint dans la rue même avec ce guerrier rajpoute vêtu de brocart, tenant dans une écharpe de soie son sabre courbe et dont le regard lourd pesait sur la foule qu’il n’avait cependant pas l’air de voir. Il menait d’une main gantée son puissant cheval presque aussi paré que lui…

Évitant de justesse une sorte de petit char genre Ben-Hur mené à fond de train par un mince jeune homme en tunique de soie aux couleurs d’Alwar qui ne pouvait être que l’un des nombreux aides de camp du maharadjah, Morosini entra par force dans l’échoppe d’un tisserand où s’étageaient des piles de tissus pour saris, allant de la simple cotonnade bleue aux précieuses mousselines ornées de « zari », ces broderies d’argent, d’or ou de galons scintillants. Ravi de cette rareté que représentait un Occidental, le tisserand l’entreprit aussitôt pour lui faire admirer son travail. En vérité étonnant parce qu’il savait tisser des saris réversibles ; une couleur d’un côté, une autre de l’autre :

— Une spécialité de chez nous, sahib ! déclama-t-il. Un véritable secret que l’on nous envie. Ici seulement on sait faire ces magnifiques étoffes ! Je suis fournisseur du palais : la maharani et les rajkumaris(15) m’accordent leur confiance…