— Il faudrait pour cela que le grand empereur Akbar, mon ancêtre, l’ait découvert, car c’est à lui qu’appartenait cette coupe fabuleuse. Elle semble vous émouvoir ?…
— Je ne pensais pas qu’il fût possible de voir pareille merveille, murmura-t-il tandis que ses longues mains fortes et délicates caressaient le prodigieux objet, dont il fallut bien finir par se séparer pour qu’il reprît sa place dans la niche de cristal. Il put ensuite admirer un collier d’énormes rubis taillés de façon divine, des joyaux de perles, de diamants et d’émeraudes. Seul le saphir en était absent car il passait pour être, sinon maléfique, du moins peu désirable ! L’ensemble était d’une grande beauté, même si les montures étaient trop lourdes ; mais dans les bijoux indiens l’or avait presque autant d’importance que les pierres.
Morosini vit aussi une étonnante collection de jades, dignes d’un empereur de Chine et dont la présence l’étonna : il aurait juré que la Chine seule pouvait en produire de pareils…
— Mais tout ceci n’est qu’apparence, soupira soudain l’homme qui cependant se couvrait toujours de ces apparences avec une telle profusion. Le grand Ramakrishna a écrit « Quand vous aurez reconnu que le monde est irréel et éphémère, vous y renoncerez et vous vous libérerez de tous vos désirs… »
— Je n’en suis pas encore là, fit Morosini en riant. Ni vous non plus, Altesse, car grâce à Dieu vous savez à merveille porter ces splendeurs et je crois que vous y trouvez plaisir. Ce qui est bien normal : ni vous ni moi n’avons l’âge des renoncements. À ce propos…
Il tira de sa poche le sachet de daim dans lequel il avait placé la « Régente » après l’avoir extraite de ses chaussettes, en sortit la grosse perle, la prit par son attache pour la déposer sur le coussin de velours placé là pour recevoir les joyaux quand on les sortait de leur vitrine :
— Voici la « Régente », la perle impériale que vous m’avez demandé de vous apporter. Qu’en pensez-vous ?
Les mains gantées de soie s’en emparèrent avec une avidité inattendue chez un homme si riche. Elles la palpèrent, la caressèrent, la mirèrent, la respirèrent même. Les étranges yeux de tigre luisaient comme ceux du fauve quand il guette sa proie :
— Admirable ! Plus belle encore que je ne le pensais ! Ah, je sens qu’une fois montée en collier elle sera l’un de mes joyaux préférés. Mais il faut lui trouver des compagnes dignes d’elle, des diamants aussi peut-être ? Je vais convoquer mes joailliers dès ce soir…
Il remit la perle dans le sachet, fourra le tout dans sa poche puis, empoignant Aldo par les épaules, il lui donna l’accolade :
— Merci, mon ami, merci ! Cette perle sublime sera le maillon qui nous unira à jamais ! Viens, j’ai encore d’autres petites choses à te montrer !
C’était sans doute très flatteur mais, en bon commerçant, Morosini se demanda si le maharadjah n’était pas en train d’oublier joyeusement qu’il lui devait encore la moitié du prix convenu, et qu’en tout état de cause lui, Morosini, ne tenait absolument pas à être uni à ce demi-barbare par quelque lien que ce soit, même une dette. Mais sans doute serait-il du dernier vulgaire de parler argent à cet instant ? Il serait toujours temps quand on quitterait Alwar pour Kapurthala.
La visite continua par une autre salle où l’on conservait des manuscrits qui eussent fait le bonheur de Guy Buteau. Il y avait là entre autres un Mahabahrata datant de plusieurs siècles, écrit sur un rouleau de papier mesurant 66 mètres et écrit si finement qu’il fallait une loupe pour distinguer les lettres, sorte d’exploit qui laissa Morosini assez froid. Il préféra de beaucoup un somptueux exemplaire du Gulistan, le « Jardin des Roses », du poète persan Saadi, datant du XIIIe siècle, richement enluminé et illustré d’exquises miniatures. Il se fût volontiers attardé à en déguster les délices mais, comme un gardien de musée qui voit arriver l’heure de la fermeture, Jay Singh se mit à presser le mouvement, passa en courant d’air à travers une collection d’instruments de musique, fit admirer ensuite quelques salons : celui des Miroirs, celui des Chasses où les murs disparaissaient sous les trophées et qu’habitait une impressionnante famille de tigres empaillés avec un grand réalisme, celui des Porcelaines, et ne consentit à s’arrêter qu’une fois parvenu dans l’imposante salle du Durbar, celle des grandes audiences, dominée par le trône d’or massif. Murs et plafonds étaient décorés d’arabesques d’or ne s’interrompant qu’autour d’un grand portrait représentant un prince pourpre et or, couvert de joyaux jusqu’à sa toque pavée de rubis d’où sortait une sorte de petit paratonnerre : une aigrette de rubis… Il s’appuyait sur un sabre courbe au fourreau de jade et de turquoises et, auprès de lui, on remarquait un grand bouclier rond orné de six émeraudes en cabochon. Incroyablement beau d’ailleurs à demi caché par une courte barbe en éventail, le visage avait la même pureté que celui du maharadjah :
— Mon grand-père, Banai Singh, présenta Alwar. C’était un grand prince rajpoute et un vrai guerrier : le Rajpoute ne se sépare jamais de son sabre ni de son cheval !
C’était peut-être vrai en réalité mais pas en peinture : il n’y avait pas le moindre cheval à l’horizon. Morosini n’en salua pas moins l’ancêtre comme le faisait Jay Singh lui-même.
— Puisque vous êtes sorti en ville vous avez dû remarquer au bord du lac intérieur ce magnifique monument de grès brun avec ses neuf dômes de marbre blanc : c’est son mausolée, mais on l’appelle Rani Musi Chatri par vénération pour sa veuve, la Rani Musi qui à sa mort s’est faite « sati ». Cela veut dire…
— Qu’elle est montée vivante sur le bûcher funéraire de son époux, traduisit Aldo. J’espère que Votre Grandeur a banni à jamais de ses États cette atroce coutume ?
— Les Anglais l’ont exigé mais… il est bien difficile, une fois mort, d’empêcher un peuple de suivre ses coutumes… et à une veuve inconsolable de chercher à suivre son époux et d’acquérir la sainteté… Venez maintenant ! J’ai encore quelque chose d’intéressant à vous montrer !
Morosini commençait à en avoir assez mais dut tout de même suivre son hôte dans une pièce, petite par rapport aux autres, une salle à manger dont le centre était une table ronde en argent massif dont le plateau s’ornait de scintillantes vagues gravées en trompe-l’œil. Au milieu il y avait un candélabre en argent, lui aussi orné d’une profusion de branches, de lianes et de fleurs étranges, un objet plutôt fantastique mais qu’Aldo ne trouva pas vraiment beau.
— Magnifique ! commenta-t-il sans se compromettre.
— C’est surtout quelque chose de très amusant. Essayez de soulever le chandelier !
Morosini se pencha presque à s’étaler sur la table, saisit le pied du candélabre… et s’en retrouva soudain prisonnier : déclenchées sans doute par le mouvement, deux des lianes venaient de se refermer sur ses poignets, l’immobilisant dans une position peu confortable. Jay Singh éclata de rire, ce qui le mit en colère :
— Qu’est-ce que cette diablerie ? Je ne trouve pas ça amusant !
— Allons, mon ami, ce n’est qu’une plaisanterie, un jouet, si vous voulez ! Mais bien utile : cela m’a toujours évité de me le faire voler. Vichnou seul sait pourquoi, mais il a souvent tenté plusieurs de mes jeunes aides de camp. Ils se retrouvaient alors captifs dans une position fort avantageuse pour qui se plaît à goûter la beauté d’un corps d’adolescent particulièrement bien fait !
Une brusque sueur froide inonda le dos de Morosini, dont la colère se mêla de dégoût : il n’avait que trop bien compris ce qu’évoquait Jay Singh… Sans aucun doute l’une des raisons de la crainte, pour ne pas dire plus, qui semblait habiter en permanence le regard de tous ces garçons. Il se maîtrisa cependant et ce fut d’une voix calme mais glaciale qu’il articula :