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Le soir venu, tandis que le Maître montait sur le haut de la tour pour ses dévotions, Aldo examinait la grande salle qui allait lui tenir lieu de prison. La trappe avait livré passage à un matelas et à des couvertures pour qu’il ne souffre pas du froid nocturne, ces dernières étant une concession à sa fragilité occidentale. Le Maître, lui, se contentait d’une paillasse. En dehors de cela les murs étaient absolument nus. Le plus sévère des couvents était une thébaïde auprès du logement de Chandra Nandu…

Le repas du soir fut aussi frugal que celui du matin mais Aldo ne s’en plaignit pas : l’eau fraîche et les fruits comme les chappattis lui parurent les meilleurs du monde, mais il se sentait tellement nerveux qu’il doutait de pouvoir trouver le sommeil. Et le dit.

— Je vais t’aider, dit Chandra. Couche-toi seulement.

S’asseyant à la tête du lit improvisé, Chandra Nandu prit sur ses genoux la tête d’Aldo et se mit à la masser d’une certaine façon en murmurant d’inintelligibles paroles : peu à peu, Aldo sentit l’angoisse, l’agitation, la révolte l’abandonner. Il se détendit et plongea doucement dans le sommeil avant même que le vieil homme eût reposé sa tête.

Ainsi se passa la première nuit.

Les quatre jours suivants, Morosini n’eut rien d’autre à faire qu’écouter le Maître et parler avec lui. Son enseignement était simple, sa parole douce et pleine de foi. Il disait :

— Je me prosterne encore et toujours devant Dieu qui est dans le feu et dans l’eau, qui imprègne le monde entier, qui est dans les moissons annuelles comme dans les grands arbres…

Ou encore :

— C’est en donnant que tu recevras. Le sage ne naît jamais, ne meurt jamais…

Il disait aussi :

— La raison humaine qui est bornée ne voit pas assez loin. Elle n’a pas accès au pays des dieux…

Toutes paroles qui plongeaient son compagnon dans un étonnement émerveillé :

— À peu de chose près Jésus parle ainsi. Par quoi sommes-nous donc séparés ?

— Par beaucoup de choses dont l’homme n’a que faire, comme la couleur de la peau, la façon d’interpréter les paroles divines, et surtout la folie, le besoin de puissance et la certitude où chacun est de valoir mieux que son frère…

— C’est ce que tu as enseigné à Jay Singh ? Difficile à croire !

— Et pourtant c’est la vérité. Seulement ses oreilles n’entendent que ce qui leur convient. Il conclut de mon enseignement qu’il est sans doute valable pour le commun des mortels mais pas pour lui. Il pense qu’il fait dès à présent partie intégrante du domaine divin…

— C’est bien ce que je pensais : il est fou.

— Il ne l’est pas, cependant, quand il s’agit de ses intérêts. Nul n’est plus habile, plus rusé que lui. Il ne se met à délirer que lorsqu’il s’agit de sa vie future, qui devrait s’épanouir dans une si grande sainteté qu’elle lui épargnera le retour sur terre sous une apparence différente. Selon lui, le cycle de ses réincarnations va s’achever en apothéose…

— Quelle chance il a de ne se préoccuper que de sa vie future ! soupira Aldo. Moi, c’est ma vie présente qui me tourmente. Si je dois la passer en ce lieu…

La main desséchée de Chandra vint se poser sur celle d’Aldo :

— Je ne crois pas que tu sois destiné à rester. Une occasion devrait t’être donnée… bientôt.

— Vraiment ? Une occasion ? Laquelle ? Quand ?…

— Allons, calme-toi ! Je te dis ce qui me vient à l’esprit… ce que je sens venir… mais ne m’en demande pas davantage ! Viens plutôt avec moi contempler les étoiles ! La nuit devrait être belle…

Les deux hommes montèrent sur la plate-forme et Morosini emplit ses poumons du vent froid venu du nord qui le fit frissonner ; la journée avait été lourde, orageuse, et cette fraîcheur était bienvenue. La nuit en effet promettait d’être superbe : des myriades d’étoiles la paraient de diamants tels qu’il n’en existait pas au monde. L’impression que la Jérusalem céleste illuminée s’approchait d’une terre aveugle et désertique !

— Tu vois, dit le sage, lorsque le ciel revêt cette splendeur, il m’arrive de passer toute la nuit ici à m’imprégner de sa beauté, parce que…

Quelque chose, à cet instant, siffla à leurs oreilles, suivi d’un choc sourd. Une flèche venait de se ficher, presque à la verticale, dans la charpente du clocheton. Une flèche à laquelle un billet était attaché par une mince ficelle de coton dont le bout disparaissait dans le vide… Aldo le déroula et s’assit par terre pour allumer son briquet et lire sans risquer d’être aperçu :

« Tirez la ficelle jusqu’à ce que la corde qui est au bout soit dans vos mains. Ensuite, confiez-vous à un ami et à votre chance… »

Pas de signature, mais Chandra n’avait pas eu besoin de lire pour comprendre ce que signifiait cette ficelle : il était déjà en train de la tirer. Se penchant au-dessus du gouffre, Aldo distingua vaguement une silhouette sur le rebord rocheux qui formait comme une halte entre les deux parties du précipice.

— Il y a là un homme ? Sais-tu qui il est ?

— La providence peut-être… ou ton pire ennemi. À toi de choisir.

— Et vous, qu’adviendra-t-il de vous si je réussis ?

— Ne te tourmente pas pour moi. Jay Singh ne me touchera jamais : je suis pour lui une sorte d’assurance depuis le jour où il a appris qu’il pourrait mourir de ma mort…

La corde à présent était solidement fixée. Aldo prit le vieil homme dans ses bras :

— Merci !… De tout cœur merci ! Que Dieu vous garde !

Et il enjamba le parapet…

CHAPITRE XIV

UNE CHASSE PRINCIÈRE

Avoir une corde pour s’échapper est une belle chose mais, quand cette corde est lisse et que l’on n’a pas pratiqué ce genre d’exercice depuis l’adolescence, se lancer dans le vide sur ce frêle appui n’est guère rassurant ; cependant, taraudé par l’idée fixe de retrouver sa liberté, Aldo se fût jeté dans le feu sans hésiter. Détournant ses yeux de l’abîme ouvert sous ses pieds et que la nuit si bleue ne cachait pas assez, le regard vers les étoiles, il empoigna fermement le toron de chanvre et, les pieds appuyés au mur, commença la descente.

Elle lui parut interminable. Le haut de la tour reculait contre le ciel, mais pas assez vite à son gré. Pourtant, forcer l’allure eût été folie. Serrant les dents, s’efforçant d’oublier ses mains qui le brûlaient, fournissant un effort qui lui emballait le cœur, il poursuivit méthodiquement son évasion. Enfin des mains secourables le saisirent par la taille pour l’aider à prendre pied sur le rebord rocheux et broussailleux. En même temps une voix chuchotait :

— N’aie pas peur, sahib ! C’est moi, Amu… Tu ne m’as pas oublié, j’espère ?

— Amu ? Mais comment es-tu là ? Je te croyais…

— Mort, n’est-ce pas ? Comme mon pauvre frère Uday que le maharadjah a obligé à avaler du verre pilé ?… C’est parce que je l’ai su tout de suite que je me suis enfui en te conseillant d’en faire autant.

— Le papier dans le verre à dents, c’était toi ?

— C’était moi. Quand j’ai vu comment était celui dont on préparait si soigneusement la venue, j’ai compris ce qui t’attendait ; alors j’ai voulu te prévenir, mais il était déjà trop tard : tu ne pouvais plus lui échapper, à ce démon. Alors je me suis efforcé de surveiller et quand je t’ai vu partir pour Bala Qila avec l’éléphant, j’ai compris que l’on t’emmenait là-haut pour faire de toi un autre homme, un jouet obéissant. Alors j’ai fait ce que j’ai pu…

— Pourquoi ? Tu ne me connais pas vraiment.