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— J’ai vite deviné que tu étais un homme bon et courageux… mais l’endroit est mal choisi pour parler et tu n’es pas au bout de tes peines il faut maintenant descendre jusqu’en bas. C’est un peu moins raide et l’on peut s’accrocher aux rochers… Mais d’abord donne-moi tes mains.

Elles étaient en effet à vif, la peau limée, écorchée, saignait. Amu prit dans sa poche un morceau de tissu, le déchira sur toute sa longueur et enveloppa les paumes saignantes. À ce moment, la corde tomba sur eux. Amu sourit :

— Je vois que le vieil homme est devenu ton ami. Elle peut encore nous être utile, cette corde… car nous allons pouvoir nous attacher. Tu vas descendre le premier et moi je te tiendrai…

— Et tu pourras descendre sans assurance ?

— Tant de fois déjà j’ai grimpé et descendu ces pentes ! Je suis un enfant du pays, tu sais…

Il constituait surtout une incroyable bénédiction. Aldo pensa qu’il lui faudrait songer, s’il s’en tirait, à remercier son ange gardien de lui avoir suscité ce dévouement inattendu. La seconde pente, en effet, était à peine moins abrupte que la première. La différence résidait dans les rochers et les buissons qui offraient de nombreuses prises. Enfin, après quelques centaines d’années et trois haltes qui permettaient à Amu de rejoindre Aldo, ils arrivèrent enfin sur un sentier, pas bien large sans doute et raide, mais sur lequel on pouvait marcher et non ramper. Arrivés près d’une grosse roche, Amu chercha dessous un paquet de vêtements assez semblables aux siens, pantalon, chemise ample formant tunique, vieille veste, sandales et longue bande de tissu destinée à confectionner un turban.

— Il faut que tu mettes ces choses, sahib, ensuite je teinterai ton visage, tes mains et tes pieds avec ce qu’il y a dans cette fiole. Puis je te conduirai à la gare et nous y attendrons le train pour Delhi, qui passe dans la nuit de demain…

— Mais encore une fois, pourquoi ?

— Parce que grâce à toi, peut-être, le Vice-Roi sahib apprendra la vérité sur Jay Singh Kashwalla. Tu es un grand sahib, il t’écoutera. Moi je suis un pauvre homme… et on a tué mon frère !

Tant de douleur s’exprimait dans cette voix désolée qu’Aldo sentit se lever en lui un profond désir d’aider Amu et les siens, de faire le maximum pour les délivrer d’un bourreau sans âme. Ses deux mains se refermèrent sur les épaules dont on sentait les os à travers le tissu :

— Si grâce à toi je m’en tire, Amu, sur mon honneur je te promets de tout faire pour que la justice règne ici…

— Merci, sahib ! Ce ne sera pas facile : il a de si grandes protections et il est si riche ! Mais qu’au moins il aille habiter le plus longtemps possible cette Europe qu’il aime tant. Quand il n’est pas là, nous vivons en paix parce que le Diwan sahib est un homme sage et juste…

— Je ferai en sorte de te rendre ce que tu viens de faire pour moi. Un jour, j’en suis certain, il ne reviendra pas d’Europe !

La transformation fut rapide. Le visage, les pieds et les mains passés à la teinture, vêtu des vieux habits procurés par Amu, Morosini, devenu semblable à nombre d’hindous misérables, put traverser la ville nocturne sans éveiller l’attention de quiconque. Comme il ignorait la langue, Amu lui avait recommandé de ne pas ouvrir sa bouche aux dents trop blanches et de tenir ses yeux à demi fermés sur leur couleur bleue si peu courante dans le pays… Les villes des Indes vivaient beaucoup la nuit, où l’on échappait à la chaleur du jour souvent insupportable, mais personne ne fit attention à eux et ils purent gagner la gare sans encombre.

Là, Amu guida son compagnon vers un buisson d’épineux et dit :

— L’attente va être longue. Nous allons rester là durant tout le jour et jusqu’à la moitié de la nuit prochaine. Autant se reposer. Fais comme moi !

Relevant alors le col élimé de sa veste, il se coucha sur la terre à l’abri du buisson en ramenant sur les yeux le pan flottant de son turban et s’endormit aussi tranquillement que s’il était dans un bon lit. Morosini l’imita en tous points : il était tellement fatigué qu’il aurait sans doute pu dormir sur une planche de fakir…

Un coup de pied dans les côtes le ramena brutalement à la réalité… En se retournant il reçut dans les yeux une flèche de soleil qui l’aveugla tandis qu’une poigne vigoureuse le remettait debout :

— Si Votre Altesse attend le train, fit une voix railleuse, elle risque d’attendre longtemps. Cela ne se fait pas de fausser ainsi compagnie à un prince aussi généreux que Sa Grandeur.

Sauvé de l’aveuglement par la taille gigantesque d’un des Sikhs qui escortaient le personnage, Morosini reconnut le secrétaire du maharadjah qui le contemplait avec une satisfaction méchante. Celui-ci poursuivit :

— Sa Grandeur va être fort déçue de revoir son invité en si piteux état…

— Voilà qui m’est égal parce que, moi, je n’ai aucune envie de la revoir. Aussi vais-je tranquillement attendre le train…

— Quoi ? En cet équipage ? Sans vos bagages ? Tsst ! Tsst ! Tsst !… Ce n’est pas raisonnable, voyons ! En outre, avant de s’en aller, il est d’usage de dire au revoir !…

Là-dessus il donna un ordre et deux soldats empoignèrent Aldo chacun par un bras pour le conduire jusqu’à une voiture militaire semblable à celle qui avait emmené le malencontreux astrologue quelques jours plus tôt. Une seule satisfaction pour Aldo dans le naufrage de ses espoirs : Amu n’était visible nulle part. Où pouvait-il être ? L’idée ne l’effleura même pas qu’il ait pu le trahir. Ce brave garçon s’était donné trop de mal pour le sortir de Bala Qila. Mais alors, comment avait-on pu le retrouver si vite ? Ce fut la question qu’il posa au secrétaire tandis que la voiture les emmenait vers le palais. Celui-ci se mit à rire :

— À dire vrai, on ne vous a jamais vraiment perdu de vue. On vit beaucoup la nuit chez nous et il se trouve toujours quelqu’un pour s’intéresser à ce qui se passe d’un peu étrange. Ainsi un brave sujet de Sa Grandeur a pu observer votre sortie… acrobatique du vieux fort et ce qui s’en est suivi…, jusqu’à la gare. Une fois certain que vous n’en bougeriez pas jusqu’à ce que passe un train, cet honnête homme s’est rendu au palais le plus vite possible… Malheureusement nous n’avons pas trouvé votre sauveur. Vous étiez seul auprès de votre buisson quand nous sommes arrivés. Mais je ne désespère pas de mettre la main dessus…

Ce fut un soulagement pour Aldo. Si le malheureux Amu était tombé dans les pattes de ces gens, il aurait peut-être déjà servi de petit déjeuner aux tigres du soi-disant saint homme… Restait à savoir quel sort on lui réservait à lui…

À son étonnement, on ne le jeta pas en prison et il ne comparut même pas devant Jay Singh. On le ramena tout simplement à son appartement… pour y prendre un bain et se changer car il n’était pas question d’offenser la vue et l’odorat du maharadjah en lui présentant son invité rebelle dans cet état. Mais cette fois une demi-douzaine de serviteurs étaient chargés du récurage. Ce fut long, minutieux, et prit une bonne heure car la teinture d’Amu résista courageusement ; après quoi on lui fit passer des jodhpurs, une chemise et une veste de toile kaki, on lui mit un casque sur la tête… et on lui lia les mains derrière le dos. Sans d’ailleurs qu’il proteste : cela aurait servi à quoi ?

En cet équipage on le fit descendre dans la cour d’honneur où attendait un éléphant et, déjà assis dans le howda, le maharadjah et son voile bleu. À l’aide d’une sorte d’escabeau on le fit monter auprès d’un Jay Singh aussi muet, aussi immobile qu’une statue. Exaspéré, Aldo attaqua :

— Quelle comédie êtes-vous en train de monter… mon frère ? gronda-t-il sans plus retenir sa colère.