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— Je sais, je sais, mais la justice est une chose et la politique en est une autre. Et du moment que vous êtes vivant et que…

Il s’arrêta, rougit devant ce qu’il allait dire. Que Morosini n’eut guère de peine à traduire :

— … et que je ne suis pas anglais ! C’est bien ça ?

— Oh, Alwar n’aurait jamais osé, avec un Anglais.

— Eh bien, me voilà averti, fit Morosini avec amertume. Au moins dites-moi par quel miracle vous êtes arrivés ici… juste à temps pour me voir défier Sheer Khan ?

— C’est le Diwan et Vidal-Pellicorne qu’il faudra remercier. Quand sir Akbar a compris que le maharadjah n’avait pas l’intention de vous laisser repartir, il a fait semblant d’envoyer Adalbert à la chasse avec ses fils. En réalité ceux-ci lui ont fait prendre le train pour Delhi à la station après Alwar et, en revenant, ils ont crié très fort qu’il y avait eu un affreux malheur et qu’ils avaient perdu notre ami. À Delhi, celui-ci a couru à la Résidence avec la lettre que le Diwan lui avait remise pour le Vice-Roi. Ça a été d’autant plus facile pour lui d’avoir une audience qu’il a rencontré Mary Winfield et que Lady Willingdon, qui exècre Alwar, l’a pris sous sa protection. Résultat, le Vice-Roi a donné l’ordre que l’on prépare son train pour la délégation qu’il envoyait à Alwar… et nous voilà ! Je suis bien content, mon vieux ! ajouta-t-il en une soudaine explosion de joie, allongeant une bourrade à Morosini. La chère princesse Lisa aurait eu trop de chagrin !

Aldo pensa qu’il n’en était pas si sûr mais le garda pour lui. À quoi bon troubler la joie de Mac Intyre qui, en dépit du fait qu’il était amoureux de Lisa depuis leur rencontre à Jérusalem, n’en avait pas moins montré à son époux une amitié sans faille et sans arrière-pensée… Il ne retint pas cependant une subite envie de le taquiner :

— Bah ! je pense que ses amis se seraient efforcés de la consoler ? Vous le premier ?

— On aurait tous perdu notre temps ! riposta le capitaine, l’œil sévère. La princesse Lisa n’est pas de ces femmes que l’on peut… consoler.

Ajouter quelque chose eût été de mauvais goût.

Le retour au palais ne manqua pas de pittoresque. Réintégré en un tournemain dans ses velours roses et ses diamants, le maharadjah recevait solennellement le major-général sir William Hartwell dans la grande salle du Durbar, lieu des audiences publiques où l’on se devait d’accueillir les hauts personnages. Lorsque Morosini et Mac Intyre les y rejoignirent, l’Anglais fit peser sur le Vénitien un œil chargé de recommandations muettes. En aucun cas, on ne devait évoquer les sujets qui fâchent, et Aldo rendit un hommage tout aussi muet à la clairvoyance de son ami Douglas : il n’était nullement question d’infliger même un blâme à ce satrape hindou qui venait de tenter d’offrir, en sa personne, un repas de qualité à son animal favori. Alwar d’ailleurs prit la parole, après qu’Aldo eut remercié – avec une évidente sincérité – le major Hopkins de l’avoir sauvé du tigre.

— Remarquable coup de fusil, major ! dit-il. Vous devez compter parmi les meilleurs tireurs non seulement d’Europe mais du monde occidental.

Le compliment fit plaisir. Le major devint rouge brique et serra chaleureusement la main de son rescapé :

— Je ne tire pas assez souvent à mon gré, fit-il avec bonne humeur. Les grands félins ne pullulent pas dans les jardins de la Résidence, mais le hasard a voulu qu’un bref instant la tête de l’animal se présente au bout de ma ligne de mire. Nous avons eu de la chance tous les deux.

— Moi surtout et je ne vous remercierai jamais assez…

— J’espère, coupa Jay Singh de sa voix la plus suave, que s’il vous est encore donné de chasser le tigre, vous n’aurez pas la malencontreuse idée de vouloir le tirer à terre. C’est très, très imprudent…

Morosini planta son regard – presque vert à cet instant – dans celui de l’impudent personnage :

— J’ai toujours été imprudent… voire téméraire, Altesse ! Sans ce défaut je ne serais jamais venu ici. Mais, venu simplement traiter une affaire, je n’imaginais pas que j’aurais les honneurs d’une chasse réservée généralement aux souverains ou autres chefs d’État.

— On a ce qu’on mérite, mon cher, et je regrette vivement de vous voir repartir déjà, mais sir William, qui a eu la bonté de se déranger en personne pour me porter une lettre de Son Altesse le Vice-Roi, ne souhaite pas s’attarder. Aussi ai-je donné l’ordre – en soupirant, croyez-le bien – de préparer vos bagages…

— Votre Grandeur ne doute pas, j’espère, de mon regret de la quitter si tôt ? Je n’oublierai jamais sa généreuse hospitalité.

Les visages souriaient mais les yeux jaunes brillaient d’un éclat féroce et ceux de Morosini étaient lourds de mépris. Avec une raideur quasi britannique, celui-ci salua de la tête et, suivi de Mac Intyre, regagna son appartement sous la conduite d’un serviteur.

En y pénétrant, Douglas resta un instant médusé puis éclata de rire :

— C’est chez vous, ça ? On se croirait chez une courtisane !

— N’est-ce pas ? À vrai dire, je crois que ce cher Jay Singh pensait m’amener un jour à assumer ce rôle. Accordez-moi un instant ! Je me change et je vous suis, ajouta-t-il en se rendant dans la salle de bains où il prit une douche rapide avant d’enfiler des vêtements propres.

Quand il en sortit, il vit que Mac Intyre n’était plus seul : le secrétaire était là, lui aussi, et tenait dans ses mains un écrin qu’il tendit à Morosini :

— Son Altesse m’a prié de vous rendre cet objet, Prince, dit-il avec une courbette. Il vous fait dire que, tout compte fait, il ne l’intéresse pas, et il espère que vous ne verrez pas d’inconvénient à lui rendre la somme déjà versée.

— Aucun inconvénient ! répondit Morosini avec un froid sourire.

Il prit son carnet de chèques, libella le chiffre demandé, signa et tendit le rectangle de papier blanc :

— J’ai reçu des francs mais j’ai préféré convertir en livres sterling. Votre maître aurait peut-être préféré des roupies, mais c’est une monnaie qui n’a pas cours en Occident…

Le secrétaire pinça les lèvres, salua et sortit tandis qu’Aldo, avec un soupir, ouvrait l’écrin : insolente et superbe, la « Régente », semblable à Argus, le contemplait de ses cent yeux de diamant… Mac Intyre salua son apparition d’un sifflement admiratif :

— Elle n’intéresse pas Alwar ? fit-il. Qu’est-ce qu’il lui faut ? Elle est splendide, cette perle ! Le trésor de la Tour de Londres n’en a pas d’aussi grosses ! Vous n’aurez sûrement aucune peine à la vendre à quelqu’un d’autre !

— Eh bien, ne croyez pas cela ! C’est beaucoup plus difficile que vous ne le supposez ! exhala Morosini en fourrant dans sa poche le malencontreux joyau qui semblait tenir tellement à lui.

Dans la petite gare de grès rose, le train du Vice Roi attendait, gardé militairement. Frappé aux armes d’Angleterre, laqué d’un blanc que le soleil rendait aveuglant, il était le symbole de la puissance britannique sur tout le réseau ferroviaire indien. Tenue à distance respectueuse, une foule bigarrée mais surtout misérable regardait, craintive, les grands Sikhs barbus, aux armes étincelantes, qui lui ressemblaient si peu. Hauts de six pieds en général, ils portaient en eux un sang mêlé d’arabe, de turc, de persan, d’afghan et de tartare qui n’avait rien d’hindou. C’étaient des soldats magnifiques, féroces, hautains, vivant la plupart du temps à cheval : la plus belle escorte qu’un souverain pût souhaiter… Ils contrastaient violemment avec ces gens qui les dévoraient des yeux. Morosini les effleura du regard, pourtant ce regard s’arrêta juste à côté de l’un d’eux, un peu en arrière. Il y avait là un visage d’homme si triste, si effrayé que son sang ne fit qu’un tour. Il se dirigea vers la foule, saisit Amu par le bras pour l’entraîner et, comme un Sikh tentait de s’y opposer, il jeta, impérieux :