— Cet homme est mon serviteur. Je le croyais perdu. (Puis, revenant à l’hindou dont la figure s’illuminait :) Va rejoindre les bagages !
— C’est votre domestique ? s’étonna Mac Intyre qui ne le lâchait pas d’une semelle. Il a une drôle d’allure !
— Si vous m’aviez vu au lever du soleil et à ce même endroit vous auriez trouvé que moi aussi j’avais une drôle d’allure. Si Amu reste ici il est mort. Et je lui dois la vie, car nous avons vécu ensemble une aventure peu ordinaire.
— Il va falloir que vous me racontiez ça. En attendant…
Il fit signe à Amu de le suivre, le conduisit jusqu’au wagon destiné aux bagages et aux domestiques, aboya quelques ordres et l’y laissa éperdu de reconnaissance.
Un moment plus tard, salué par le Diwan et les officiels d’Alwar, le beau train blanc s’enfonçait dans les montagnes pour rejoindre, à Rewart Junction, la ligne allant de Bombay à la capitale des Indes...
Moins vaste et moins bruyant que le « Taj Mahal » de Bombay, l’hôtel Ashoka, entouré d’un beau parc et construit à quelque distance des murs de la vieille ville de Delhi, n’en était que plus agréable et plus propice au repos. Morosini trouva Vidal-Pellicorne sur la terrasse abritée sous des parasols. Assis devant un verre à moitié vide, il écoutait avec un agacement visible les palabres entre une famille américaine installée sous le parasol voisin et un marchand de tapis probablement persans qui leur vantait sur le mode lyrique, encore que dans un anglais approximatif, les splendeurs d’une marchandise sortie tout droit d’une machine qui devait officier quelque part du côté de Manchester.
À l’apparition de son ami, Adalbert poussa une exclamation, se leva si brusquement qu’il renversa son verre, ce dont il ne se soucia pas, et, prenant Aldo par le bras, il l’entraîna à l’intérieur de l’hôtel.
— Enfin te voilà ! J’en arrivais à craindre le pire.
— Mais le pire a bien failli arriver, mon vieux ! À un petit cheveu près, je servais de lunch à un beau spécimen de tigre. Si la main du major Hopkins avait été moins sûre…
— Il n’a tout de même pas osé faire une chose pareille, cet Alwar de malheur ?
— Il est capable de faire bien pire encore ! Allons boire quelque chose, j’en ai besoin !
Ils s’installèrent au bar, à peu près désert à cette heure de la journée. Ils commandèrent des « Mint julep » bien glacés qu’ils assaisonnèrent du récit de leurs aventures mutuelles ; Aldo conclut en soupirant :
— Et tu ne sais pas encore le plus beau !
— C’est déjà pas si mal. Que peut-il y avoir encore ?
— Ça !
Et Aldo déposa ouvert devant son ami l’écrin de cuir bleu dans lequel la « Régente » se prélassait, coquine à souhait sous son petit chapeau scintillant.
— Tu l’as reprise ? souffla Adalbert.
— Penses-tu ! Il me l’a rendue. Dès l’instant où je me refusais à faire partie de son cirque, elle ne l’intéressait plus. Elle n’était qu’un appât pour m’entraîner dans son repaire…
L’archéologue prit la perle et l’admira, posée à plat sur sa paume :
— Elle est pourtant bien belle… et bien chargée d’histoire ! D’ordinaire on s’arrache les joyaux royaux ou impériaux. Celle-là n’arrive pas à se trouver un port ! Personne n’en veut. Pas même toi !
— Tu oublies notre ami Napoléon VI ?… Je pense, vois-tu, que je vais en revenir à ma première idée : l’offrir au musée du Louvre ! Quant au petit Le Bret, j’ai déjà assuré son sort.
— Et toi, tu oublies les bonnes œuvres de Youssoupoff !
— Elles auront leur part. Je suis assez riche pour cela. Et puis rien ne dit que le Musée ne me donnera pas quelque argent en échange…
— J’aime ton optimisme ! Quand je pense que nous avons fait tout ce chemin et que tu as failli te faire tuer pour en arriver là ! C’est à pleurer !
Morosini haussa les épaules avec désinvolture :
— Cela fera des souvenirs à raconter à mes petits-enfants. Et puis, à Kapurthala, elle trouvera peut-être un acquéreur, ajouta-t-il, incorrigible. Quand devons-nous partir ?
— Demain. Tu vois qu’il était temps que tu arrives.
— En attendant, je vais prendre possession de ma chambre. Le train du Vice-Roi est peut-être blanc, mais les escarbilles sont toujours aussi noires !
Tandis qu’Aldo prenait l’ascenseur pour retrouver là-haut un Amu rayonnant dans les vêtements neufs achetés avec l’argent que lui avait remis son nouveau maître, Adalbert demandait au portier de lui appeler une voiture et quittait l’hôtel après s’être assuré qu’Aldo était bien arrivé à son étage.
Ils se retrouvèrent pour le lunch et, sans laisser à son ami le temps d’articuler une parole, Adalbert lui apprit qu’il était invité à prendre le thé chez la Vice-Reine. Ce qui ne lui fit aucun plaisir. D’abord parce qu’il n’aimait pas beaucoup ce type de réunions mondaines essentiellement féminines et bavardes, ensuite parce qu’il devinait sans peine ce qui lui valait une aussi flatteuse invitation : il allait jouer à coup sûr le rôle sans gloire de bête curieuse et devoir raconter son histoire à un escadron de femmes qui la plupart du temps devaient s’ennuyer à mourir.
— J’aurais préféré, dit-il, voir son époux. D’abord pour le remercier, ensuite parce que j’ai des choses à lui dire…
— L’un n’empêche pas l’autre ! Il arrive à lord Willingdon de prendre le thé chez sa femme. Allons, ne joue pas les ours ! Tu auras au moins le plaisir de voir Mary Winfield ! Le portrait est déjà commencé…
— C’est vrai. Je l’oubliais. J’aime bien Mary. Elle est, en ce moment, le seul lien qui me rattache à Lisa. Et c’est tellement précieux pour moi !
— Tu oublies les liens du mariage ? Ça compte aussi… et puis, ne va pas te démolir le moral ! Fais-toi beau ! Tu vas rencontrer un tas de jolies femmes…
— C’est bien ça qui me fait peur ! Enfin…
Un peu avant cinq heures, les deux hommes, tirés à quatre épingles, sortaient de la ville en longeant un affluent de la Jumna, la plus importante rivière du Rajputana… et se retrouvèrent en pleine jungle : en dehors de la route, plus aucun signe de civilisation n’était visible.
— Tu es sûr que nous allons à la Résidence demanda Morosini.
— Tout à fait. Ceci est un bout de pays sacré, le Holly Land. Si on le laisse ainsi, c’est pour honorer la mémoire des soldats britanniques tombés pendant la fameuse révolte des cipayes. Mais nous sommes presque arrivés.
En effet, quelques tours de roues plus tard, les broussailles s’ouvraient devant l’entrée d’un parc à ce point britannique, avec ses gazons d’un vert éclatant et ses massifs de fleurs, que Morosini ne put retenir une exclamation de surprise.
— On se croirait en Angleterre. C’est un peu inattendu !
— Mais très concevable ! Tu peux faire confiance aux Anglais pour s’éviter la nostalgie autant que faire se peut. Je les crois capables de recréer un jardin anglais au pôle Nord !
Rien n’y manquait : ni les tennis, ni le terrain de criquet, ni celui de football. Un peu partout étaient semés des pavillons, des cottages réservés au personnel et, au milieu de tout cela, une grande demeure de style colonial, simple et agréable avec ses vérandas habillées de plantes grimpantes où bavardaient des groupes de femmes en robes claires et d’hommes en tenues d’été. Seules les sentinelles veillant au pied du large escalier signaient la puissance de celui qui habitait là.