En dépit de sa sérénité affichée, Aldo se sentait moins à l’aise depuis qu’il savait Jay Singh dans les mêmes murs que lui. Il s’y attendait pourtant et la sagesse aurait peut-être voulu qu’il emmène Lisa loin de ce concentré de serpents, mais il était incapable de résister à l’attrait du fabuleux spectacle dont il allait être le témoin : un fantastique rassemblement de pierres précieuses dont certaines comptaient parmi les plus belles du monde et, jusqu’à présent, rarement sorties des Indes. Une occasion qu’il ne retrouverait pas… Seulement il y avait Lisa ! Jamais il n’aurait dû permettre qu’elle reste ici sachant qu’Alwar allait y venir ! Ce démon haïssait les femmes, les méprisait et n’avait pas de plus cher plaisir que les faire souffrir. Quand il verrait Lisa il comprendrait qu’elle était le meilleur moyen de l’atteindre, lui, et d’en tirer vengeance…
— J’aurais dû l’obliger à partir avec Mary Winfield et Lady Émily ! pensa-t-il à haute voix. Seulement je suis un maudit égoïste. Et puis j’ai juré de ne plus me séparer d’elle plus de vingt-quatre heures !
— Tu as peur à ce point ? fit Adalbert, dont Aldo avait oublié la présence. Tu ne penses pas qu’Alwar oserait…
— Ne m’oblige pas à répéter sans cesse qu’il est capable de tout…
Apparemment il n’était pas le seul à penser ainsi. À cet instant parut le secrétaire du maharadjah venu prier le prince Morosini de bien vouloir le suivre auprès de son seigneur.
Aldo trouva Jagad Jit Singh dans la grande volière du palais, une immense serre où, au milieu d’une flore exubérante, voletaient des perruches multicolores, des oiseaux bleus de l’Himalaya, des perroquets du Brésil dont l’un criait « Vive la France ! » dès que son maître était en vue. Un monde de fleurs et de bassins joliment disposés où passaient des poissons-voiles de la Chine, des flamants roses, des ibis noirs, des cigognes blanches et des faisans dorés.
Coiffé d’un turban framboise sans aucun joyau qui mettait en valeur ses traits à la fois doux et énergiques et même sa soyeuse moustache grise, le maharadjah debout près d’un bassin jetait des petits morceaux de pain à ses poissons. Quand Morosini entra, il le prit par le bras pour le conduire vers un banc de pierre disposé près d’un buisson d’orchidées mauves :
— Depuis votre arrivée je n’ai guère eu le loisir de converser avec vous autant que je le souhaite et j’espère que vous ne m’en tenez pas rigueur.
— Certainement pas, Monseigneur ! Quand on reçoit autant de monde il est impossible de se livrer au moindre aparté.
— Pourtant il faut que je vous parle. Lord Willingdon m’a raconté certains faits… pour le moins désagréables, qui vous ont opposé à Alwar. Et ne m’ont pas tellement surpris parce que je ne garde pas beaucoup d’illusions sur lui. Depuis des siècles, l’Inde a souffert de potentats tels que cet homme mais je n’avais personnellement aucune raison de ne pas l’inviter. La politique veut parfois…
— Vous n’êtes pas, j’espère, en train de me donner des explications ou même de m’offrir des excuses ? coupa Morosini. Votre jubilé est une très grande fête à laquelle doivent participer tous les autres princes. Quant à moi, qui ne suis pas souverain régnant, je concevrais sans peine que Votre Altesse souhaite… que je m’éloigne si ma présence doit troubler, si peu que ce soit, un événement de cette importance.
— Mais pas du tout ! Je tiens au contraire à ce que vous restiez. Par amitié d’abord. Ensuite parce que l’expert que vous êtes rehaussera l’éclat de ces fêtes. Cela dit, je n’ai pas peur pour vous, je vous sais de taille à vous défendre, ainsi d’ailleurs que le cher Vidal-Pellicorne.
— En ce cas je ne vois pas où vous voulez en venir, Monseigneur.
— À la princesse Morosini. Vous savez quelle tendre admiration je voue aux jolies femmes – ce qui n’est pas le cas d’Alwar ! – et votre épouse est exquise. Aussi ma belle-fille Brinda, que vous connaissez déjà et qui n’a fait que l’entrevoir, souhaiterait la recevoir dans ses appartements… jusqu’à ce que les princes regagnent leurs États. Croyez-vous que la princesse Lisa – c’est bien son nom ? – accepterait ? Cela ne la privera d’aucune des fêtes puisque Brinda reçoit ici à mes côtés et à ceux de Tïkka, mon fils aîné, et que je n’applique pas le purdah. Simplement elle ne sera pas près de vous. Et Brinda est certaine qu’elle portera le sari avec beaucoup de grâce et d’élégance. Qu’en pensez-vous ?
— Que vous êtes, Monseigneur, l’homme le meilleur et l’hôte le plus délicat qui soit. Merci ! De tout mon cœur merci !
Lisa accueillit l’invitation avec un sourire qui cachait un certain soulagement. Depuis que l’on attendait Alwar, Aldo devenait nerveux et Adalbert presque autant que lui. La sachant à l’abri, ils se sentiraient mieux l’un et l’autre et, surtout, ils auraient les coudées franches et les mains libres pour faire face à l’ennemi.
— Après tout, nous ne nous quittons pas vraiment et ce n’est que pour peu de jours. Et puis c’est peut-être amusant de vivre au zénana… à condition toutefois que cela ne te souffle pas l’idée d’en installer un chez nous…
— Tu veux ma mort ? fit Aldo en l’embrassant d’une façon fort peu conjugale. Avec toi, Amélia, Lydia et nos autres dévouées servantes, je trouve qu’il y a déjà bien assez de femmes à la maison !
— Goujat !
Et elle suivit en riant les serviteurs qui venaient chercher ses bagages...
Délivrés de ce souci, il ne restait qu’à attendre l’inévitable affrontement. Il eut lieu le soir même…
Le palais, cette nuit, revêtait une livrée magique. Des milliers de petites flammes courtes dansant dans des coupes de verre rose et or illuminaient, à la mode indienne, les terrasses, les balcons, les toits et presque chaque détail de l’architecture. Pour ne pas rompre le charme, les ors et les couleurs des salons, dédaignant pour une fois l’électricité, reflétaient la flatteuse lumière de milliers de cierges et de bougies plantés dans les hauts candélabres. Chandeliers et bougeoirs scintillaient au milieu d’une débauche de roses et de jasmin. C’était sans doute aussi dans le même esprit d’harmonie et pour éviter la tache noir et blanc de l’habit occidental que, vers la fin du jour, Aldo et Adalbert avaient reçu des mains du tailleur du palais, des caftans de brocart doré, d’étroits pantalons assortis et des turbans d’un beau rouge pivoine comme ceux que l’on portait dans le pays. Un mot du maharadjah accompagnait le tout, priant ses invités de bien vouloir, pour cette soirée, lui faire la grâce de porter le costume national.
— Il doit penser qu’ainsi on se perdra dans la foule, conclut Adalbert en prenant des poses devant la glace. Heureusement que nous avons tous deux la peau suffisamment tannée pour ne pas détonner.
Évidemment, ils étaient plus grands que la moyenne des invités, mais le résultat n’était pas si mal ! À l’exception peut-être des turbans.
— J’ai l’impression de m’être écrasé une fraise sur la tête, grommela Adalbert. Même ma mèche ne peut pas retomber…
— Moi je trouve que nous sommes très bien ! fit Aldo avec satisfaction. Et c’est plus agréable à porter qu’un plastron glacé et un col à coins cassés ! Surtout dans ce pays !
— Oh toi, bien sûr, tu aurais de l’allure sous les guenilles d’un mendiant ! Tout ce que j’espère, c’est ne faire rigoler personne.
À l’entrée des salons, ils rencontrèrent le seul Français qui soit resté à Kapurthala. Les liens étroits de M. de Croisset avec la famille princière et le fait qu’il commençait là un long périple à travers les Indes expliquaient sa présence. Il portait exactement la même robe dorée qu’eux, mais son long, aristocratique et pâle visage – il relevait d’une maladie – s’accommodait assez bien d’un turban rajpoute à pan flottant dans les mêmes nuances que sa robe.