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— Non. Il se peut que je fasse un détour par Vienne. Lisa et les jumeaux me manquent ! Mais je ne partirai pas sans te prévenir. Bonne fin de nuit ! Et prends garde aux frères de ta belle !…

— Mes intentions sont… respectueuses !

— Tu ne comptes tout de même pas l’épouser ?

— Et pourquoi pas ? Les tziganes ont leur noblesse et les Vassilievich en font partie. Je saurai leur parler…

— Mais rien ne dit qu’ils t’écouteront. Ne fais pas l’imbécile, Vauxbrun ! Tu es riche, pas mal de ta personne et très connu sur la place de Paris ainsi qu’en d’autres lieux, mais pour eux tu n’es rien puisque tu n’es pas un « rom » ! Alors fais attention !

Morosini se leva, tapa affectueusement sur l’épaule de son ami et gagna la sortie au moment précis où la grosse Masha entamait sa dernière chanson. Il reprit au vestiaire son manteau d’alpaga noir puis demanda au portier de lui appeler un taxi qu’il attendit en fumant une cigarette. Pas très longtemps : deux minutes ne s’étaient pas écoulées que répondant au coup de sifflet de l’homme en tenue rouge galonnée d’or, un taxi s’arrêtait devant lui conduit par un chauffeur un peu âgé qui, sous une casquette en cuir bouilli, arborait longues moustaches et courte barbe grise dont la coupe annonçait un ancien militaire. Morosini monta, ouvrit la glace de séparation puis indiqua :

— Allez jusqu’à la rue d’Amsterdam puis revenez par la rue de Milan. Vous vous arrêterez rue de Clichy un peu en retrait de la rue de Liège.

Le chauffeur leva les sourcils mais ne fit aucun commentaire : bien qu’il ne fît pas le taxi depuis longtemps, il s’était rapidement habitué aux fantaisies des clients. Arrivé à destination, il se rangea le long du trottoir, coupa son moteur et attendit d’autres ordres. Au fond de la voiture, Morosini alluma une autre cigarette…

Enfin une forme imposante emballée d’une sorte de dalmatique fourrée, d’un châle bariolé, un fichu noué sous le menton, tourna le coin de la rue et rejoignit le taxi d’où Morosini sortit pour lui tenir la portière. À sa surprise, la chanteuse interpella le chauffeur et échangea avec lui quelques phrases en russe :

— Vous vous connaissez ?

— De nos jours, la moitié des taxis parisiens sont menés par des Russes. Celui-ci est le colonel Karloff et je le connais bien. Il venait souvent m’entendre chanter à Saint-Pétersbourg.

— Preuve que c’est un homme de goût ! Où allons-nous ?

— Je le lui ai dit. À Montmartre, rue Ravignan…

La voiture en effet s’était remise en marche et, après un demi-tour un peu laborieux, remontait à présent la rue de Clichy.

— Et qu’allons-nous y faire ?

— Voir un ami… qui a besoin de vous ! C’est une chance inespérée que vous soyez venu ce soir au Schéhérazade. Et plus encore que je sache qui vous êtes.

— En quoi a-t-il besoin de moi ?

— Vous le saurez bientôt. Vous êtes armé ?

— Pour aller souper dans un cabaret russe ? Ce serait une drôle d’idée…

— En effet mais ça peut s’arranger…

Des multiples plis de sa jupe, Masha Vassilievich sortit un revolver qu’elle tendit à son compagnon :

— Vous savez vous en servir, j’espère ?

— Bien entendu, mais si vous avez pris ce joujou c’est que vous pensez en avoir besoin et si vous me le donnez, vous n’aurez plus rien ?

Sans s’émouvoir, la tzigane tira d’un invisible fourreau une navaja espagnole dont l’acier brilla un instant sous la lumière fugitive d’un réverbère.

— Avec ça je frappe presque aussi vite qu’une balle de pistolet, expliqua-t-elle du ton paisible d’une ménagère décrivant un point de tricot. Et je suis certaine que vous ne sauriez pas en faire autant.

— Sans aucun doute ! fit Morosini amusé. Dites-moi est-ce vraiment tout ou bien transportez-vous un arsenal au complet ?

Imperméable à son humour, elle lui jeta un regard noir. Pendant ce temps, le taxi poursuivait l’ascension des pentes de Montmartre, l’un des rares endroits que Morosini connût mal. Il était monté une fois au Sacré-Cœur mais, si la vue de Paris l’avait enchanté, il avait trouvé affreuse la basilique et, lui préférant de beaucoup Notre-Dame, il n’y était jamais retourné. À présent, ayant quitté le Montmartre des fêtards, la voiture s’engageait dans les ruelles sombres du vieux village peuplé d’artistes plus ou moins faméliques et de vieilles gens repliés sur leurs souvenirs.

— Nous arrivons, signala Masha en désignant du menton un petit immeuble délabré qui faisait face à un terrain vague.

L’endroit était aussi mal éclairé que possible et elle fit glisser la vitre de séparation pour indiquer au chauffeur de s’arrêter mais sans baisser son drapeau car il devait les attendre :

— J’espère que vous n’en aurez pas pour longtemps ! grommela-t-il. L’endroit n’a rien d’hospitalier. Qui diable peut bien habiter là ?

— Ceux qui n’ont pas assez d’argent pour habiter ailleurs, riposta la tzigane. Par exemple des réfugiés comme vous et moi !

— Ça va ! Je retire ! N’empêche que l’on a l’impression que c’est plutôt désert par ici.

En effet aucune lumière ne se montrait à l’un ou l’autre des trois étages dont le dernier penchait quelque peu. En descendant de voiture Morosini embrassa du regard les murs lépreux, les volets fatigués et la porte qui n’avait pas l’air d’une solidité à toute épreuve. Elle s’ouvrit sans peine sous la main de Masha qui sortit de sa jupe apparemment inépuisable une lampe de poche et l’alluma pour éclairer un escalier de bois dont les marches gémirent l’une après l’autre sous les pas des nouveaux venus. On atteignit ainsi le dernier palier où deux portes se faisaient face, de chaque côté d’une petite fontaine en fonte munie d’un robinet…

— Mon Dieu ! souffla Masha en se signant frénétiquement. Que s’est-il passé ?

La porte d’un des logements pendait, à demi arrachée. Au-delà c’était l’obscurité totale… Morosini prit la lampe des mains de sa compagne :

— Laissez-moi entrer le premier ! ordonna-t-il. Qui sait ce qui se cache là-dedans ?

Mais il ne s’y cachait rien. Le pinceau lumineux révéla un logement modeste sur lequel un cyclone avait dû passer. Tout était par terre, depuis la maigre batterie de cuisine jusqu’aux couvertures du lit. Seule régnait sur ces dégâts une table supportant une lampe à pétrole éteinte qu’Aldo ralluma. Les jambes coupées, la tzigane ramassa l’une des deux chaises et se laissa tomber dessus, ce qui faillit lui être fatal. Elle mâchonnait ce qui devait être des jurons ou des invocations dans sa langue incompréhensible.

— Si vous essayiez de m’expliquer ce qui a pu se passer ici ? émit doucement Morosini. Et aussi ce que nous venons y faire ? On dirait que nous arrivons après une bataille ?

— Pas une bataille, monsieur, un enlèvement ! fit une voix timide qui venait de la porte.

Sur le seuil, se tenait un petit homme gris aux cheveux en désordre serrant autour de ses frêles épaules un châle également gris qui lui servait de robe de chambre car on pouvait voir, dépassant des franges, une chemise de nuit à rayures et des pieds nus dans des pantoufles. Masha bondit littéralement sur lui et faillit l’aplatir :

— Tu es son voisin d’en face, vieil homme. Qu’est-il arrivé à Piotr Vassilievich ?

Quasi enlevé de terre par la poigne vigoureuse de la grosse tzigane, le vieux eut un couinement de souris terrifiée. Morosini s’interposa :

— Vous l’étranglez à moitié. Ce n’est pas le bon moyen d’obtenir une réponse…

Les pieds du malheureux ne touchaient plus terre. Aldo l’ôta des mains de la tzigane, l’installa sur une chaise où il s’affaissa comme un drap mouillé tandis que Morosini cherchait quelque chose autour de lui. Un peu penaude, la femme devina son intention :

— Il doit y avoir une bouteille de vodka quelque part. C’est moi qui l’ai donnée à Piotr…

Enjambant majestueusement les décombres, elle alla au fond de la pièce, trouva une sorte de petit placard dissimulé par le papier de tenture, l’ouvrit et en tira une bouteille à moitié pleine dont elle s’adjugea une rasade avant de l’apporter à Morosini.

— Charité bien ordonnée commence par soi-même, railla celui-ci.