L’arrivée du taxi et de ses occupants fut accueillie comme une manne céleste. Théodule Mermet se fit un plaisir de présenter son hôte de la nuit, au grand ennui d’Aldo qui n’avait guère envie de voir la police se mêler de cette histoire et dut présenter son passeport. L’annonce de son titre fit grand effet sur l’assemblée et singulièrement sur Mermet à qui tout cela allait fournir une histoire sans cesse revue et augmentée qui ferait sa gloire auprès de ses partenaires à la manille.
Beaucoup moins sur l’inspecteur Blouin. C’était un homme déjà âgé, lourd, peu bavard et qui ne s’en laissait imposer par personne. Chargeant ses hommes de faire rentrer tout le monde, il alla s’établir près du taxi avec les trois nouveaux venus pour entendre leur histoire. Elle recoupait parfaitement ce que lui avait appris l’expéditionnaire de chez Dufayel à ceci près qu’Aldo jugea inutile de parler de la « Régente » : une amie l’avait amené chez le réfugié politique pour conclure une affaire – un cas assez fréquent avec les émigrés russes ! –, ils avaient trouvé l’appartement sens dessus dessous et le pauvre Piotr disparu. L’amie était repartie et lui-même était resté pour voir si quelque chose se produirait encore. Une femme était venue qui avait fouillé la cheminée sans rien trouver après quoi Karloff et lui l’avaient suivie jusqu’à Saint-Ouen où elle s’était volatilisée mais où l’on avait trouvé le petit Le Bret qui raconta son histoire.
— Il va falloir me montrer l’emplacement, conclut Blouin en refermant son carnet. Si un homme a été jeté à l’eau on devrait le retrouver…
— Vous trouverez en tout cas des traces de sang, fit Morosini. Avez-vous encore besoin de moi ?
— Peut-être ! Où habitez-vous ?
— Au Ritz.
— Ben voyons ! ricana le policier. Alors tâchez d’y rester. J’aurai sûrement besoin de vous entendre encore.
— Je ne vois pas ce que je pourrais vous dire de plus.
— On ne sait jamais. Un détail qui vous aurait échappé… Par exemple vous n’avez aucune idée de ce que ce Russe avait à vendre ?
— Aucune, mentit Aldo avec ce brin d’insolence qu’une attitude méfiante faisait toujours germer en lui. Et Mme Vassilievich qui m’a conduit ici n’en savait pas davantage, continua-t-il en se promettant d’avertir Masha dans les plus brefs délais. L’homme lui avait demandé de lui trouver un acheteur pour quelque chose d’important mais il ne lui a pas dit quoi. Hier soir nous nous sommes rencontrés au Schéhérazade et vous savez la suite.
— Restez quand même à ma disposition ! ordonna Blouin avec une majesté un rien menaçante. Tout ça en définitive n’est pas clair du tout mais vous pouvez partir !
Rengainant la leçon de politesse qu’il eût volontiers donnée à cet inspecteur teigneux, Morosini promit au petit Jeannot de revenir le voir, serra la main d’un Karloff résigné à guider les policiers vers la vieille usine et partit à pied jusqu’à la place du Tertre où il trouva un taxi à qui il demanda de le ramener au Ritz. Chemin faisant, il le fit arrêter devant un café de la rue de la Chaussée-d’Antin d’où il téléphona à Masha en priant le bon Dieu que la police ne soit pas encore chez elle. C’était le cas et en quelques mots il la mit au courant de la situation. C’était décidément quelqu’un de bien : elle l’écouta sans un mot, se bornant à un bref :
— C’est entendu !
— Parfait alors ! Je reviendrai ce soir au Schéhérazade. Il faut que je vous parle.
— Venez. Vous serez le bienvenu.
Le téléphone raccroché à sa petite potence d’acier, Morosini se sentit mieux, avala en passant près du zinc un café brûlant qui n’avait pas vraiment le goût de café mais qu’il sucra abondamment et qui le réchauffa. Revenu dans sa chambre à l’hôtel, il se déshabilla, prit une douche, se sécha vigoureusement, s’enveloppa d’un peignoir de bain, alluma une cigarette mais, avant de s’étendre sur son lit pour prendre un peu de repos, il prit dans sa poche de smoking sa trouvaille de la nuit et se mit à l’examiner avec la passion qu’il mettait lorsqu’il découvrait un bijou non seulement rare mais chargé d’histoire. Et celui-ci l’était. Moins que d’autres pourtant et c’était là que le bât blessait. Que savait-on de cette perle ? Qu’avant de partir pour la désastreuse campagne de Russie, Napoléon Ier l’avait offerte à sa femme qui, de nom sinon de fait, devenait régente : un événement tout à fait insuffisant pour baptiser un joyau. Par la suite et après la première abdication, l’impératrice Marie-Louise quittant Paris sans espoir de retour avait emporté sa cassette et quelques joyaux de la couronne mais, sur le conseil de son père, l’empereur d’Autriche François II, elle avait renvoyé le tout à Louis XVIII après le départ de Napoléon pour l’île de Sainte-Hélène. Réintégrant la collection nationale, la perle et les autres bijoux avaient attendu sagement – le roi-citoyen Louis-Philippe n’y ayant jamais rien emprunté – la montée sur le trône de Napoléon III et les belles épaules de l’impératrice Eugénie ; puis, à la chute de l’Empire, ils retournèrent dans la grande caisse à cinq clefs déposée dans les caves de la liste civile dont les bureaux occupaient alors le pavillon de Flore aux Tuileries. Ils y restèrent jusqu’à la déplorable vente de 1887 décidée par le gouvernement de la République. Le fameux devant de corsage où s’épanouissait la « Régente » fut vendu à Jacques Rossel qui, par l’intermédiaire de Fabergé, le céda au prince Youssoupoff, grand-père de l’homme célèbre à présent dans les deux mondes pour avoir exécuté Raspoutine. Somme toute une histoire un peu courte pour l’une des plus grosses perles connues ! Or elle était apparue sans tambour ni trompette en 1811 chez le joaillier impérial Nitot qui l’avait proposée à Napoléon. Mais elle venait bien de quelque part et n’exerçant pas plus que l’Empereur le métier de pêcheur de perles, Nitot avait bien dû l’acheter à quelqu’un. Mais à qui ?
C’était là un problème comme Aldo les aimait, bien que, pour son goût, la perle n’eût pas sa préférence parce qu’elle n’était pas une pierre née des entrailles de la terre. Fille de la mer, essentiellement féminine et fragile, elle pouvait se dissoudre, s’éteindre, mourir même. On pouvait l’éplucher, c’est-à-dire enlever une couche pour retrouver un orient plus beau. Bref, elle manquait d’éternité, ce qui n’était pas le cas du diamant, cette inaltérable splendeur dont l’éclat triomphant ne cessait de le fasciner. Ceux qui coiffaient la « Régente » étaient d’ailleurs fort beaux en dépit de leur petite taille et durant de longues minutes Morosini s’accorda le plaisir sensuel de caresser du bout de ses longs doigts la chair si douce de la perle qui convenait si bien à la peau d’une femme et les fines arêtes des pierres dont les scintillements la mettaient si bien en valeur. Mais qu’allait-il en faire puisque celui qui se considérait comme son propriétaire n’était plus ?
Pas un instant, l’idée de garder le bijou pour lui ou de l’acheter ne l’effleura. En dépit de sa splendeur il ne l’attirait pas et cela pour des raisons assez personnelles. En bon Vénitien il détestait Napoléon – en tant que général, Bonaparte n’avait-il pas détruit la Sérénissime République et brûlé sur la place Saint-Marc le Livre d’Or de ses grandes familles sans compter le vol des chevaux de bronze de la basilique ? – tout autant que les anciens « occupants » autrichiens. Il avait fallu Lisa et le grand amour qu’il lui portait pour atténuer fortement mais sans l’effacer tout à fait cette rancune séculaire. Que la perle eût brillé sur la gorge dodue de Marie-Louise considérée par lui comme une dinde pourvue d’appétits sexuels intempestifs le laissait de glace. En outre, l’admirable pendentif appartenait à cette catégorie que les receleurs appelaient les « bijoux rouges ». C’est-à-dire ceux pour lesquels le sang avait coulé. Ce qui, au cours des siècles, avait été le cas de nombreux joyaux historiques mais le temps passé leur avait permis de « refroidir » – toujours selon la terminologie des receleurs ! – et la « Régente » ne fût-elle souillée que par le sang du malheureux Piotr, c’était encore trop…