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— Veuillez, s’il vous plaît, me libérer ! Je n’apprécie pas ce genre d’humour… et encore moins le commerce des hommes. Quels qu’ils soient !

Jay Singh cessa de rire et se hâta de libérer son hôte en se confondant en excuses. Ce n’était qu’une petite expérience divertissante. Jamais il n’avait voulu se moquer de celui qu’il considérait comme son frère…

— Allons boire ensemble pour effacer cette mauvaise impression. Tout ceci n’est que futilité indigne d’hommes tels que nous. Demain je te montrerai mon véritable trésor, qui n’a rien à voir avec les biens terrestres. Demain je te ferai connaître mon maître, l’homme qui ouvre devant moi les portes de la sainteté. Grâce à lui j’ai le droit de porter le titre de Raj Rishi, qui signifie « maître religieux » et « saint homme »… Demain je te montrerai la lumière…

En dépit de l’envolée lyrique dont on venait de le régaler, Aldo ne vit là-dedans rien de bien rassurant. Étant donné les étranges façons d’être de Jay Singh, il se demanda même à quel genre de cinglé il allait devoir faire quelques révérences… Sa décision était prise : après sa visite au « saint homme » il prendrait congé de Jay Singh, récupérerait Adalbert et prendrait avec lui le chemin de Delhi, où ils resteraient quelques jours avant de partir pour les fêtes du Jubilé. Sans oublier de réclamer l’autre moitié du prix convenu pour la « Régente » !… Décidément il ne se plaisait pas dans ce fastueux palais plein d’ombres glissantes qui n’étaient cependant rien d’autre que les innombrables serviteurs. Il est probable qu’il en trouverait autant à Kapurthala mais l’impression serait certainement différente.

Le lendemain, en rejoignant le maharadjah dans la cour du palais, il s’attendait à trouver une automobile ou peut-être un cheval pour se rendre chez le Maître, dont il imaginait qu’il devait habiter un temple ou l’une de ces constructions bizarres que l’on trouve dans les campagnes, mais ce fut dans le howda perché sur le dos d’un éléphant qu’il trouva Jay Singh, vêtu d’une sorte de robe de moine brune pourvue d’un capuchon et la tête couverte de son voile bleu. Il n’en portait pas moins des gants en peau de chamois.

— Le Maître habite là-haut, expliqua-t-il en désignant le fort de Bala Qila. Ainsi il est plus près du ciel et sa protection s’étend sur mon État tout entier…

Aldo acquiesça d’un sourire. Cette balade pouvait être agréable et c’était la première fois qu’il allait se promener à dos d’éléphant. Balancés au pas mesuré de l’animal, on traversa la ville peuplée d’échines inclinées puis on attaqua le chemin qui escaladait la montagne escarpée, bordée au début d’arbres poussiéreux où s’ébattait une colonie de singes, mais à mesure que l’on montait, il n’y eut plus qu’un désert de pierres, un amoncellement de rochers que délimitait une vieille muraille aux créneaux arrondis percés chacun d’une meurtrière. Le paysage s’élargissait à chaque pas de l’éléphant, creusant au bord du sentier une sorte d’abîme, tandis que l’on approchait le vieux fort et que ses flancs abrupts se faisaient plus rébarbatifs. Le silence l’enveloppait, les bruits de la ville ayant reculé. Et seul, de temps en temps, le vol lourd d’un vautour décrivait au-dessus des pierres antiques des cercles concentriques. Jay Singh ne disait rien. Les mains sur ses genoux écartés, il avait l’air de prier, le souffle de ses lèvres soulevant son voile sans qu’aucun son n’en sortît. Enfin on fut au pied des tours, qui en dépit de la taille du pachyderme paraissaient encore plus hautes que depuis la vallée. Un début d’écroulement ébréchait certaines d’entre elles mais d’autres portaient encore des pavillons de bois ajouré qui avaient dû servir pour le guet. De cette hauteur – plusieurs centaines de mètres au-dessus de la ville – on découvrait alors des kilomètres de remparts s’étendant à perte de vue : la muraille de Chine en plus mince et presque aussi rébarbative.

— Mes ancêtres s’entendaient à protéger leurs terres, émit Jay Singh, momentanément détourné de sa prière.

— Je vois. C’est impressionnant.

Mais déjà on arrivait. Une seule porte, monumentale, commandait l’entrée du fort. Elle s’ouvrit devant l’éléphant avec un grondement sourd et se referma aussitôt. Il y avait là une vaste cour donnant accès à un vieux palais. Il semblait désert, à l’exception de deux serviteurs qui se prosternèrent avant d’échanger quelques phrases avec le maharadjah. Celui-ci ôta son voile bleu.

— Chandra Nandu, le Maître, nous attend.

On traversa des salles, des cours, des galeries où demeuraient des vestiges de splendeur : des fresques rehaussées d’or, des plafonds dorés et sculptés, des balcons treillissés, des colonnettes de marbre, mais plus on avançait dans la partie la plus ancienne, le noyau du vieux fort remontant au Xe siècle, tout n’était que sévérité et dépouillement. Enfin, en haut d’une tour, au centre d’une salle ronde et vide, un vieil homme au crâne rasé, vêtu d’une robe semblable à celle portée par le maharadjah, était assis jambes croisées sur un tapis usé. Une jarre d’eau, une écuelle contenant des chappattis étaient posés près de lui, mais Morosini ne put le détailler davantage : déjà Jay Singh, à genoux au bord du tapis, se prosternait après l’avoir obligé à en faire autant.

— Il peut vous apprendre beaucoup, chuchota-t-il d’un ton pressant, mais il faut lui montrer le respect qu’il est en droit d’attendre car il est sans doute le plus grand saint de toutes les Indes…

Ensuite, assis en tailleur à quelque distance du vieil homme, un dialogue s’engagea en hindoustani et Aldo en profita pour mieux examiner celui que le maharadjah appelait son Maître. Le visage, entièrement rasé comme le crâne, était d’une surprenante beauté en dépit du réseau serré des rides. Cela tenait sans doute à l’ossature fine et ferme à la fois. Quant au regard profondément enfoncé sous d’épais sourcils blancs, il n’était pas noir mais d’un vert clair évoquant un haut-fond d’océan sous le soleil. La plupart du temps les paupières fripées le voilaient mais, quand Chandra Nandu les ouvrait – une ou deux fois seulement au cours de l’entretien ! –, il donnait à ce visage marqué par le temps une incroyable jeunesse…

Enfin, au bout de quelques minutes, le maharadjah se releva, et après s’être prosterné, se tourna vers son invité :

— L’honneur qui t’es fait est immense et grande ta chance. Le Maître accepte de te garder auprès de lui… quelques jours !

Aussitôt Morosini fut debout :

— Quoi ?… Mais il n’en a jamais été question !

— Je sais, je sais, mais je n’imaginais pas que Chandra allait voir en toi un être d’exception. Il souhaite te connaître mieux. Tu ne peux pas refuser, ajouta-t-il d’une voix soudain durcie, car ce serait lui faire offense… et à moi aussi ! Reste ici ! Tu verras qu’un jour tu me remercieras.

— Dites-moi que je rêve ? Nous ne parlons pas la même langue…

— Il parviendra à te faire entendre ce que tu dois savoir.

— Je suis fort satisfait de ce que je sais déjà et vous n’avez aucun droit sur moi !

— Moi non, mais lui si dès l’instant où il t’a reconnu comme digne de son enseignement. Ce que je savais depuis notre première rencontre. Je te l’ai dit : tu es mon frère et tu le seras davantage encore quand tu l’auras entendu.

— Il n’est pas question que je reste un instant de plus ! Je voulais vous annoncer, au retour de cette excursion, que je partais pour Delhi par le prochain train et c’est exactement ce que j’ai l’intention de faire. Je vais saluer ce vieil homme comme il convient et je redescends en ville…

Une lueur froide, féroce, s’alluma au fond des yeux de Jay Singh, capable d’effrayer un homme moins déterminé et surtout moins en colère que Morosini. Pourtant, dans les mots que prononça Alwar, la menace était claire :

— Tu resteras ici… parce que je le veux : ne t’y trompe pas ! Nous ne sommes pas venus aussi seuls que tu l’as cru. Quelques-uns de mes soldats nous ont suivis et vont garder les issues de cette partie du fort. À moins d’avoir les ailes de l’oiseau tu ne pourras pas sortir. D’ailleurs je ne te conseille pas d’essayer car, sache-le bien, si tu refusais la chance que je t’offre, tu disparaîtrais d’une façon que tu trouverais fort désagréable. Alors écoute ce que t’apprendra Chandra Nandu parce que c’est la plus grande chance que la vie puisse t’offrir ! Ensuite, devenu celui que, de tout temps tu as été destiné à être, tu partageras ma vie, mes richesses… et mon cœur.