— Je crois, en vérité, que vous êtes fou ! Avez-vous oublié que j’ai, en bas, un ami et qu’il va me chercher ?
Le sourire cruel réapparut sur le beau visage d’Alwar :
— Ton ami ne te cherchera pas, mon prince. Sur mon ordre, les fils du Diwan l’ont emmené à la chasse et, chez nous, c’est très dangereux, la chasse, quand on n’y prend pas garde. Des accidents peuvent se produire… en particulier quand il advient que l’on tombe sur un… tigre.
L’instant d’après, les deux mains d’Aldo se refermaient sur la gorge de Jay Singh qui, surpris, poussa un couinement de souris.
— Tu n’as pas fait ça, espèce de démon ? Tu n’as pas livré un homme tel que lui à une mort affreuse ?… Alors moi je vais te tuer, mon « frère », et sur l’heure ! Quelque chose me dit que tes fidèles sujets m’en seront reconnaissants…
Incapable d’articuler une parole, Alwar passait par toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Il étouffait mais, soudain, l’un des poignets d’Aldo se trouva pris dans un étau qui l’obligea à lâcher prise : le vieil homme fragile qui semblait dormir venait au secours de son élève et, d’une irrésistible traction, le libérait. Sans articuler un seul mot. Puis retournait à sa torpeur méditative tandis qu’Alwar tombait sur les genoux en portant les mains à sa gorge douloureuse. Il se releva à la manière d’un cobra qui se détend pour frapper, mais n’en recula pas moins vers la porte.
— Tu resteras ici jusqu’à ce que tu aies appris la sagesse et le respect que tu me dois ! croassa-t-il en tendant un doigt menaçant. Et si tu n’y parviens pas, mes tigres pourront se repaître de ta chair impure…
Prévenant l’élan de Morosini qui se jetait sur lui, il disparut prestement derrière la porte dont le battant armé de fer se referma sur lui. Sur sa lancée Aldo y arriva juste pour comprendre qu’elle était fermée et bien fermée. Il courut vers les étroites fenêtres qui découpaient de minces et longues ogives de ciel bleu. C’est alors qu’il entendit :
— Quitte l’espoir de passer par là ! C’est beaucoup trop étroit ! En outre, la chute serait de plus de cent mètres.
Il sursauta, se retourna… C’était bien Chandra Nandu qui venait de parler. Grands ouverts à présent, les yeux couleur de jeunes feuilles vertes riaient.
— Vous parlez anglais ?
— Et aussi français si tu préfères. Plus quelques autres dialectes européens… Tu vois, je n’aurai aucun mal à t’enseigner la sagesse des Anciens Livres…
— Si c’est le genre de sagesse que vous avez inculquée à votre disciple, je ne vous félicite pas ! Si celui-là est un saint homme, Tamerlan approchait de la divinité.
Le vieil homme se mit à rire :
— Nous allons avoir tout le loisir d’en parler. Viens t’asseoir près de moi !
En même temps il frappait dans ses mains. L’un des deux serviteurs qu’Aldo avait vus dans la cour apparut, sorti d’une trappe qui venait de s’ouvrir dans le sol, et s’inclina très bas, les mains jointes sur la poitrine. Le vieil homme lui donna un ordre et il repartit par sa trappe, mais lorsqu’il revint presque aussitôt, portant un plateau sur lequel il y avait une jarre d’eau fraîche, des fruits et des chappattis, ce fut par la grande porte.
— Elle n’est donc pas fermée à clef ? s’étonna Morosini.
— Tu ne voudrais pas ? Tu es chez moi, ici…, même si, très certainement, les issues de cette partie de Bala Qila sont gardées militairement.
— C’est toujours le cas ?
— Non. Ces précautions sont déployées en ton honneur. D’habitude je me contente – et fort bien, crois-le ! – de mes deux disciples. À ceux-là je m’efforce d’apprendre le meilleur moyen d’accéder au Nirvana.
— Avez-vous éduqué Alwar de la même manière ? En ce cas je ne vous félicite pas.
— C’est un cas à part. Moi aussi ! J’habite ce vieux fort depuis que l’ancien maharadjah l’a quitté pour d’autres demeures plus confortables. Je m’y plais car je peux faire le bien que je veux. Les gens du pays viennent à moi librement. Aussi, quand le jeune Jay Singh s’est mis dans la tête d’accéder à la sainteté, j’ai mis tout en œuvre pour l’y aider sachant parfaitement qu’il n’y arriverait jamais. C’est toujours facile, quand on sait lire, de se gargariser des textes sacrés. La poésie en est attachante et Jay Singh est sensible à la beauté, mais il prend de mon enseignement ce qui l’arrange et rejette le reste. Avec toi les choses seraient sûrement plus faciles…
— Je ne crois pas. Je n’appartiens pas à l’Asie et le Christ est le maître devant lequel je m’agenouille. Pardonnez-moi !
— Je n’ai rien à te pardonner mais, si tu lisais certains passages de nos livres saints, tu verrais qu’entre les chrétiens – les vrais – et nous la distance n’est pas si grande. Sais-tu que les Upanishad disent : « Le monde est né de l’amour, il est soutenu par l’amour, il va vers l’amour et il entre dans l’amour… » ?
— Je l’ignorais. Jésus n’aurait pas mieux dit-Mais si vous enseignez cette doctrine, comment se fait-il que Jay Singh soit ce qu’il est, lui qui se proclame votre fidèle ? Et que vous l’acceptiez ?
— Je l’accepte comme une fatalité, comme l’orage contre lequel on ne peut rien sinon tenter d’adoucir le sort de ceux qu’il frappe. Quand il a commis un crime particulièrement odieux, il accourt vers moi, la tête couverte de cendres, et quand il s’est confessé je l’oblige à réparer si peu que ce soit le mal infligé… Tu veux un exemple ? Tous les ans, pour son anniversaire, il oblige son peuple – qui n’est pas riche, crois-le bien ! – à lui offrir son poids en argent… mais ensuite cet argent est distribué aux plus pauvres… Il se livre alors à de nouveaux forfaits, puis il vient demander sa pénitence et je m’arrange pour qu’elle bénéficie aux proches de la victime. Parfois, en le menaçant de m’éloigner de lui à jamais, j’ai réussi à l’empêcher de commettre une mauvaise action. Malheureusement, quand il vient pleurer à mes pieds, il est souvent trop tard ! Le mal est irréparable et je le chasse de ma vue pendant des mois.
— Il l’accepte ?
— Oui, parce qu’il redoute par-dessus tout que je m’éloigne. C’est arrivé par deux fois. Au cours d’une fête, l’un de ses beaux-frères, ivre d’ailleurs, le harcelait pour qu’il lui trouve une fille pour finir la nuit. Jay Singh a fini par lui dire qu’il lui livrerait la plus belle de ses concubines, mais à la condition que l’acte se passe dans le noir le plus absolu et sans échanger une seule parole. L’autre, en proie aux délires de la chair, était prêt à tout concéder : on l’a introduit dans une chambre obscure où l’attendait une jeune femme avec laquelle il a pris longuement son plaisir. Soudain la lumière est venue inonder la chambre et le malheureux a pu voir qu’il avait fait l’amour à sa propre sœur, l’une des épouses d’Alwar. Le lendemain, tous deux se sont suicidés… Je suis alors parti pour une solitude de la montagne et pendant six mois j’ai refusé la présence du maharadjah. Il en a vécu un entier devant la grotte où je vivais, implorant mon pardon, souffrant la faim, le froid, le soleil écrasant, pleurant, jurant qu’il ne recommencerait plus. Je lui jetais de la nourriture comme à un chien. Enfin nous sommes revenus ensemble ici et durant une année il a été pour son peuple le meilleur des princes. Jusqu’à ce qu’il recommence !
— La même chose ?
— Non. C’était… différent. Une princesse de sa famille a refusé de devenir « sati » : il l’a fait jeter à ses tigres avec son enfant.
— Oh non !… Il a fait ça ?
— Bien sûr, il l’a fait, et ce n’était pas la première fois. D’autres malheureuses ont subi ce sort affreux, mais je ne le savais pas…
— Vous êtes reparti ?
— Je n’en ai pas eu besoin. Le Vice-Roi a eu vent du drame et, pour éviter d’être destitué, Jay Singh s’est enfui à Londres… où il a un ami très puissant, sir Edwin Montagu, secrétaire d’État pour l’Inde. Comme par hasard on a changé de Vice-Roi. Et Alwar est rentré chez lui. À nouveau il est venu à mes pieds.