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— Tu oublies notre ami Napoléon VI ?… Je pense, vois-tu, que je vais en revenir à ma première idée : l’offrir au musée du Louvre ! Quant au petit Le Bret, j’ai déjà assuré son sort.

— Et toi, tu oublies les bonnes œuvres de Youssoupoff !

— Elles auront leur part. Je suis assez riche pour cela. Et puis rien ne dit que le Musée ne me donnera pas quelque argent en échange…

— J’aime ton optimisme ! Quand je pense que nous avons fait tout ce chemin et que tu as failli te faire tuer pour en arriver là ! C’est à pleurer !

Morosini haussa les épaules avec désinvolture :

— Cela fera des souvenirs à raconter à mes petits-enfants. Et puis, à Kapurthala, elle trouvera peut-être un acquéreur, ajouta-t-il, incorrigible. Quand devons-nous partir ?

— Demain. Tu vois qu’il était temps que tu arrives.

— En attendant, je vais prendre possession de ma chambre. Le train du Vice-Roi est peut-être blanc, mais les escarbilles sont toujours aussi noires !

Tandis qu’Aldo prenait l’ascenseur pour retrouver là-haut un Amu rayonnant dans les vêtements neufs achetés avec l’argent que lui avait remis son nouveau maître, Adalbert demandait au portier de lui appeler une voiture et quittait l’hôtel après s’être assuré qu’Aldo était bien arrivé à son étage.

Ils se retrouvèrent pour le lunch et, sans laisser à son ami le temps d’articuler une parole, Adalbert lui apprit qu’il était invité à prendre le thé chez la Vice-Reine. Ce qui ne lui fit aucun plaisir. D’abord parce qu’il n’aimait pas beaucoup ce type de réunions mondaines essentiellement féminines et bavardes, ensuite parce qu’il devinait sans peine ce qui lui valait une aussi flatteuse invitation : il allait jouer à coup sûr le rôle sans gloire de bête curieuse et devoir raconter son histoire à un escadron de femmes qui la plupart du temps devaient s’ennuyer à mourir.

— J’aurais préféré, dit-il, voir son époux. D’abord pour le remercier, ensuite parce que j’ai des choses à lui dire…

— L’un n’empêche pas l’autre ! Il arrive à lord Willingdon de prendre le thé chez sa femme. Allons, ne joue pas les ours ! Tu auras au moins le plaisir de voir Mary Winfield ! Le portrait est déjà commencé…

— C’est vrai. Je l’oubliais. J’aime bien Mary. Elle est, en ce moment, le seul lien qui me rattache à Lisa. Et c’est tellement précieux pour moi !

— Tu oublies les liens du mariage ? Ça compte aussi… et puis, ne va pas te démolir le moral ! Fais-toi beau ! Tu vas rencontrer un tas de jolies femmes…

— C’est bien ça qui me fait peur ! Enfin…

Un peu avant cinq heures, les deux hommes, tirés à quatre épingles, sortaient de la ville en longeant un affluent de la Jumna, la plus importante rivière du Rajputana… et se retrouvèrent en pleine jungle : en dehors de la route, plus aucun signe de civilisation n’était visible.

— Tu es sûr que nous allons à la Résidence demanda Morosini.

— Tout à fait. Ceci est un bout de pays sacré, le Holly Land. Si on le laisse ainsi, c’est pour honorer la mémoire des soldats britanniques tombés pendant la fameuse révolte des cipayes. Mais nous sommes presque arrivés.

En effet, quelques tours de roues plus tard, les broussailles s’ouvraient devant l’entrée d’un parc à ce point britannique, avec ses gazons d’un vert éclatant et ses massifs de fleurs, que Morosini ne put retenir une exclamation de surprise.

— On se croirait en Angleterre. C’est un peu inattendu !

— Mais très concevable ! Tu peux faire confiance aux Anglais pour s’éviter la nostalgie autant que faire se peut. Je les crois capables de recréer un jardin anglais au pôle Nord !

Rien n’y manquait : ni les tennis, ni le terrain de criquet, ni celui de football. Un peu partout étaient semés des pavillons, des cottages réservés au personnel et, au milieu de tout cela, une grande demeure de style colonial, simple et agréable avec ses vérandas habillées de plantes grimpantes où bavardaient des groupes de femmes en robes claires et d’hommes en tenues d’été. Seules les sentinelles veillant au pied du large escalier signaient la puissance de celui qui habitait là.

— Les Anglais, ajouta Adalbert, trouvent cette résidence un peu modeste et attendent avec impatience l’énorme palais qu’on est en train de construire dans la nouvelle Delhi. À la mesure de l’Empire sans doute, mais il me semble que j’aimerais mieux habiter ici…

L’atmosphère en effet était aimable, bon enfant même. Des bruits de conversations arrivaient jusqu’aux visiteurs sur un fond de musique anglaise. Adalbert glissa son bras sous celui de son ami :

— Viens ! fit-il joyeusement. Allons faire nos révérences… et ne fais pas cette tête-là ! Tu as l’air d’un chrétien qu’on va livrer aux fauves.

En pénétrant dans la partie réservée à la Vice-Reine, Aldo eut l’impression d’entrer dans un bouquet d’orchidées. Tout ici était mauve : les rideaux, les tapis, le chintz des sièges – ce fameux chintz destiné à séduire Alwar et qui avait si mal réussi ! – et Lady Willingdon elle-même offrait une symphonie de mousselines déclinées dans la même couleur et ornées d’un piquet d’orchidées à l’épaule. D’un âge difficile à définir, elle arborait, au-dessus d’un visage à la fois aristocratique et altier, une chevelure rousse qui arracha un soupir à Aldo tandis qu’il s’inclinait sur une main chargée de bagues d’améthystes.

— Ah ! s’exclama Lady Émily, voilà donc notre voyageur égaré chez ce vautour d’Alwar ! Mesdames ! ajouta-t-elle en élevant une voix normalement claironnante, je vous avais promis le prince Morosini ? Eh bien le voici ! Vous allez pouvoir lui poser toutes les questions que vous voudrez ! Tout à fait ravie de vous accueillir, prince ! Les visiteurs venus d’Occident sont trop rares ici ! J’espère que vous pardonnerez notre curiosité… mais après que vous aurez eu votre thé !

C’était exactement ce qu’Aldo redoutait le plus ! Assis auprès de la Vice-Reine, une tasse à la main, il subit le feu roulant de questions qui avaient l’avantage d’être bienveillantes et qui, à son soulagement, abandonnèrent assez vite les méfaits de Jay Singh Kashwalla pour s’orienter vers les joyaux, célèbres ou non, qui lui faisaient une réputation quasi mondiale. En fait, Lady Émily l’accapara si bien que peu de dames osèrent se mêler à leur dialogue et quand, enfin, elle l’abandonna pour accueillir l’ambassadeur de Belgique et sa femme, Aldo se trouva aussitôt subtilisé par Mary Winfield qui guettait l’occasion depuis un moment :

— Enfin nous allons pouvoir bavarder, Aldo ! soupira-t-elle. Dès que vous apparaissez quelque part toutes les femmes se collent à vous comme des abeilles sur un rayon de miel !

— Pitié, Mary ! Vous n’allez pas, vous aussi, me demander de vous raconter ma vie depuis Bombay ? Adalbert s’en chargera. Moi je ne vous dirai qu’une chose : vous aviez entièrement raison de vouloir m’empêcher d’aller là-bas. Un point c’est tout !

— D’accord ! On parlera d’autre chose… mais si vous voulez éviter certaines personnes qui vous guettent ici et là, venez donc voir l’ébauche du portrait de Lady Émily ! Moi, j’en suis assez contente, elle aussi d’ailleurs, mais j’aimerais l’avis d’un amateur éclairé…

Elle l’entraîna hors du grand salon vers une petite pièce au nord, donnant sur d’énormes buissons d’hibiscus mauves où son chevalet était disposé à quelque distance d’une petite estrade sur laquelle on avait placé un fauteuil. Sur le dossier une écharpe mauve brodée d’or était abandonnée là par le modèle…

Le portrait était plus qu’ébauché : sur un fond brumeux, le visage, dont l’artiste avait aimablement gommé les rides, s’enlevait avec une force extraordinaire alors que le reste du corps, la robe somptueuse – et mauve ! – n’étaient qu’esquissés, de même que le diadème posé sur les cheveux roux.

— Magnifique ! dit Aldo. Cependant vous avez fait quelques concessions, ajouta-t-il en riant. C’est Lady Willingdon à trente ans !

— Qu’importe si l’essentiel y est ? Mary a saisi à merveille ce mélange d’orgueil et d’innocence qui est le fond de son caractère. En ce qui me concerne, je pense, sincèrement, que ce portrait sera l’un des plus beaux réalisés par elle…