Mais l’heure de Lisa n’était pas venue. Sa chance voulut qu’un jardinier, portant sur sa tête un lourd panier de légumes destiné aux cuisines du palais, ait choisi de passer par le bosquet ombragé. Il aurait pu fuir mais c’était un homme courageux : il vit cette jeune femme, si belle dans son sari vert d’eau, le serpent qui allait frapper. Alors il se porta en avant, jetant sur le reptile le panier tout entier dont il le coiffa, y ajoutant son propre poids et poussant des appels au secours retentissants. Ils firent accourir les dames mais aussi les gardes du palais dont on n’était pas très éloignés. On emporta Lisa évanouie tandis qu’à travers le panier l’un des gardes tirait sur le cobra.
Au moment du retour d’Aldo, le médecin du maharadjah – un Français – était auprès de Lisa, aux prises avec une crise de nerfs bien naturelle.
— Vous la verrez plus tard, conseilla la princesse qui venait de raconter ce qui ne pouvait être qu’un attentat. Et, en vérité, je ne parviens pas à comprendre qui a osé une chose pareille. Et pourquoi ? Lisa n’a ici que des amis…
— Sans doute, Madame, mais moi j’ai des ennemis. Et je sais où trouver l’assassin. Avec votre permission…
Il s’inclina brièvement et partit au pas de course, immédiatement suivi, bien sûr, par Adalbert qui n’avait pas plus de doutes que lui sur le responsable réel. Après un court passage chez eux pour y prendre une arme, et à travers le parc à présent illuminé, ils gagnèrent celui des fastueux pavillons de soie où logeaient Alwar et sa suite. Aldo était décidé à abattre le criminel dès qu’il serait devant lui et sans lui laisser seulement le temps d’ouvrir la bouche.
— Tu ne crains pas les réactions de ses hommes ? fit Adalbert sans ralentir l’allure.
— Non. Si ça se trouve, ils vont nous porter en triomphe. Si ce n’est pas le cas, on se défendra, voilà tout !
Aucune des deux éventualités ne se présenta. Quand ils arrivèrent devant le camp où flottaient encore les couleurs du prince rajpoute, ils trouvèrent seulement quelques serviteurs du palais occupés à un premier ménage avant d’enlever les meubles et de rouler tapis et tentures sous la surveillance d’un des intendants du maharadjah. Celui-ci leur apprit que le départ de l’occupant était annoncé depuis le matin et qu’il avait dû rejoindre son train aussitôt après le Durbar. À cette heure il devait déjà être loin…
— Tu comprends maintenant pourquoi il riait, cette immonde larve ? fit Morosini avec rage. Il s’était arrangé pour que je perde ce que j’aime le plus au monde. Et je ne peux rien.., rien ! Il est à jamais hors d’atteinte…
— Tant qu’il est dans ses États, sans doute. À moins que tu n’aies envie d’y retourner ?
— Tu n’es pas fou ?… Vois-tu, il y a des moments où je regrette le Moyen Âge. À cette époque on pouvait lever une armée, aller assiéger son ennemi, l’acculer dans ses derniers retranchements et enfin lui faire subir la mort qu’il méritait…
— Après avoir tout démoli et passé la population au fil de l’épée ? Tu as de drôles de rêves, mon vieux !… Un bon duel ne t’aurait pas suffi ?
— Deux pouces de fer ou une balle dans le corps ? C’est beaucoup trop doux pour un monstre pareil !
— Je suis assez d’accord avec toi mais pour en revenir à une… suite éventuelle, je te rappelle que ce satrape oriental adore l’Occident et qu’un jour ou l’autre il reviendra bien traîner ses guêtres de notre côté. À ce moment-là on verra…
— Les lois républicaines le protégeront. Tu as envie de finir sur l’échafaud ?
— Jamais de la vie… mais je nous verrais bien le descendre au fond d’un puits, par exemple ? fit Adalbert, la mine gourmande. Un puits que l’on scellerait pour être bien sûrs qu’il n’en sortirait plus. Voilà une vengeance qui me plairait ! Le supplice chinois des dix mille morceaux est vraiment trop salissant…
— Tu as raison on peut toujours rêver ! Allons rejoindre Lisa et nous préparer au départ, nous aussi. J’en ai un peu assez des Indes fabuleuses…
Lisa dormait à présent. Le médecin lui avait fait une piqûre calmante et se montra rassurant. S’il arrive qu’on puisse mourir de peur, ce n’était certes pas le cas de cette belle jeune femme pleine de santé.
— Peut-être aura-t-elle quelques cauchemars mais je peux vous certifier que, dans deux jours, elle pourra reprendre le chemin du bateau…
Forts de cette assurance, les deux hommes regagnèrent leurs appartements pour s’y débarrasser de l’étouffante tenue officielle, demander leur dîner et prendre un peu de repos, mais ils y trouvèrent le secrétaire du maharadjah en conversation avec Amu.
— Son Altesse vous demande, Messieurs ! leur apprit-il. Il vient de se passer quelque chose de grave…
— Ma femme a failli mourir, je le sais, fit Morosini.
— Euh… quelque chose d’autre. Son Altesse est très contrariée. Le maharadjah de Patiala est auprès d’elle.
Il n’avait apparemment pas l’intention d’en dire davantage. Et il eût été inutile de l’interroger.
— Bien, soupira Morosini. Nous vous suivons.
Ils trouvèrent en effet les deux princes dans l’un des petits salons de l’appartement privé du maharadjah, dont la stature de Patiala écrasait les fragiles marqueteries et les soies tendres des meubles Louis XVI. À ce géant convenaient mieux les trônes massifs et les vastes divans encombrés de coussins. Adossé à une colonne de stuc, bras croisés sur sa poitrine couverte de ses célèbres émeraudes, il retenait visiblement une colère furieuse et n’accorda qu’un regard distrait aux arrivants. Ce fut la voix douce du maharadjah qui les renseigna :
— J’ai appris, mon ami, le malheur qui vient d’être évité, dit-il à Morosini, mais, si vous le voulez bien, nous en reparlerons plus tard. Voici l’un de mes plus chers amis, qui vient de subir un vol inexplicable.
— Un vol ? s’étonna Aldo. Comment est-ce possible ? Les pavillons des princes sont gardés militairement et la suite de Son Altesse est des plus imposantes…
— Sans doute, mais quand, en vue du retour à Patiala, les serviteurs du prince ont procédé au rangement des coffres à bijoux, ils se sont aperçus que l’un d’eux, et non des moindres, manquait.
— C’est incroyable et désolant sans doute, mais en quoi pouvons-nous être d’une aide quelconque ? Je suis expert… pas policier.
— Aussi est-ce ma police qui a pris l’affaire en main, mais je crois que ce vol va vous rappeler quelque chose. Il s’agit du collier de diamants de l’impératrice Eugénie…
— Un joyau splendide que j’aime particulièrement ! rugit Patiala. Si on retrouve le voleur… et j’espère bien qu’on le retrouvera, je l’étrangle de mes propres mains !
— Une pièce française, fit Morosini avec un sourire insolent. Vous ne pensez tout de même pas que…
— Non, non, non, ne croyez pas cela ! intervint Jagad Jit Singh. Si je vous ai demandé de venir jusqu’à nous, c’est parce que ce vol va vous en rappeler un autre. À la place du collier il y avait ceci.
Et il offrit à Aldo un rectangle portant quelques mots seulement : « Permettez que je reprenne ce qui m’appartient ! » Et c’était signé : Napoléon VI…
Un silence stupéfait régna pendant un instant dans l’élégante pièce dont les fenêtres ouvertes sur le jardin nocturne laissaient entrer la fraîcheur et le murmure cristallin des jets d’eau.
— C’est inouï ! souffla Adalbert. Comment a-t-il pu arriver jusqu’ici ?
— Mêlé sans doute aux autres invités ! grogna Patiala.
— Vous savez bien que non, coupa Kapurthala avec fermeté. De votre aveu, aucun étranger ne s’est approché de votre pavillon. Il faut donc que ce soit l’un d’eux…
— Ou n’importe quel hindou portant la livrée du prince, avança Morosini.
En dépit de la mine sombre de son invité, Jagad Jit Singh se mit à rire :
— Je vois mal un homme de couleur revendiquant un nom aussi illustre que celui de l’Empereur.
— D’autant qu’on le dit d’ascendance russe, reprit Aldo. Ce qui n’empêche que pendant un moment on l’a cru espagnol. Si les recherches ne donnent rien ici, il va falloir prévenir le commissaire principal Langlois, au Quai des Orfèvres, puisque jusqu’à présent le voleur ne s’est jamais manifesté qu’à Paris… Il faut que Langlois sache que son gibier est venu se promener jusqu’ici. Il pourra au moins faire surveiller les arrivées de bateaux, de trains…