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– Si nous ne le reconnaissons pas, dit Rieux, elle risque quand même de tuer la moitié de la ville.

Richard intervint avec quelque nervosité.

– La vérité est que notre confrère croit à la peste. Sa description du syndrome le prouve.

Rieux répondit qu’il n’avait pas décrit un syndrome, il avait décrit ce qu’il avait vu. Et ce qu’il avait vu c’étaient des bubons, des taches, des fièvres délirantes, fatales en quarante-huit heures. Est-ce que M. Richard pouvait prendre la responsabilité d’affirmer que l’épidémie s’arrêterait sans mesures de prophylaxie rigoureuses ?

Richard hésita et regarda Rieux :

– Sincèrement, dites-moi votre pensée, avez-vous la certitude qu’il s’agit de la peste ?

– Vous posez mal le problème. Ce n’est pas une question de vocabulaire, c’est une question de temps.

– Votre pensée, dit le préfet, serait que, même s’il ne s’agissait pas de la peste, les mesures prophylactiques indiquées en temps de peste devraient cependant être appliquées.

– S’il faut absolument que j’aie une pensée, c’est en effet celle-ci.

Les médecins se consultèrent et Richard finit par dire :

– Il faut donc que nous prenions la responsabilité d’agir comme si la maladie était une peste.

La formule fut chaleureusement approuvée :

– C’est aussi votre avis, mon cher confrère ? demanda Richard.

– La formule m’est indifférente, dit Rieux. Disons seulement que nous ne devons pas agir comme si la moitié de la ville ne risquait pas d’être tuée, car alors elle le serait.

Au milieu de l’agacement général, Rieux partit. Quelques moments après, dans le faubourg qui sentait la friture et l’urine, une femme qui hurlait à la mort, les aines ensanglantées, se tournait vers lui.

Le lendemain de la conférence, la fièvre fit encore un petit bond. Elle passa même dans les journaux, mais sous une forme bénigne, puisqu’ils se contentèrent d’y faire quelques allusions. Le surlendemain, en tout cas, Rieux pouvait lire de petites affiches blanches que la préfecture avait fait rapidement coller dans les coins les plus discrets de la ville. Il était difficile de tirer de cette affiche la preuve que les autorités regardaient la situation en face. Les mesures n’étaient pas draconiennes et l’on semblait avoir beaucoup sacrifié au désir de ne pas inquiéter l’opinion publique. L’exorde de l’arrêté annonçait, en effet, que quelques cas d’une fièvre pernicieuse, dont on ne pouvait encore dire si elle était contagieuse, avaient fait leur apparition dans la commune d’Oran. Ces cas n’étaient pas assez caractérisés pour être réellement inquiétants et il n’y avait pas de doute que la population saurait garder son sang-froid. Néanmoins, et dans un esprit de prudence qui pouvait être compris par tout le monde, le préfet prenait quelques mesures préventives. Comprises et appliquées comme elles devaient l’être, ces mesures étaient de nature à arrêter net toute menace d’épidémie. En conséquence, le préfet ne doutait pas un instant que ses administrés n’apportassent la plus dévouée des collaborations à son effort personnel.

L’affiche annonçait ensuite des mesures d’ensemble, parmi lesquelles une dératisation scientifique par injection de gaz toxiques dans les égouts et une surveillance étroite de l’alimentation en eau. Elle recommandait aux habitants la plus extrême propreté et invitait enfin les porteurs de puces à se présenter dans les dispensaires municipaux. D’autre part les familles devaient obligatoirement déclarer les cas diagnostiqués par le médecin et consentir à l’isolement de leurs malades dans les salles spéciales de l’hôpital. Ces salles étaient d’ailleurs équipées pour soigner les malades dans le minimum de temps et avec le maximum de chances de guérison. Quelques articles supplémentaires soumettaient à la désinfection obligatoire la chambre du malade et le véhicule de transport. Pour le reste, on se bornait à recommander aux proches de se soumettre à une surveillance sanitaire.

Le docteur Rieux se détourna brusquement de l’affiche et reprit le chemin de son cabinet. Joseph Grand, qui l’attendait, leva de nouveau les bras en l’apercevant.

– Oui, dit Rieux, je sais, les chiffres montent.

La veille, une dizaine de malades avaient succombé dans la ville. Le docteur dit à Grand qu’il le verrait peut-être le soir, puisqu’il allait rendre visite à Cottard.

– Vous avez raison, dit Grand. Vous lui ferez du bien, car je le trouve changé.

– Et comment cela ?

– Il est devenu poli.

– Ne l’était-il pas auparavant ?

Grand hésita. Il ne pouvait dire que Cottard fût impoli, l’expression n’aurait pas été juste. C’était un homme renfermé et silencieux qui avait un peu l’allure du sanglier. Sa chambre, un restaurant modeste et des sorties assez mystérieuses, c’était toute la vie de Cottard. Officiellement, il était représentant en vins et liqueurs. De loin en loin, il recevait la visite de deux ou trois hommes qui devaient être ses clients. Le soir, quelquefois, il allait au cinéma qui se trouvait en face de la maison. L’employé avait même remarqué que Cottard semblait voir de préférence les films de gangsters. En toutes occasions, le représentant demeurait solitaire et méfiant.

Tout cela, selon Grand, avait bien changé :

– Je ne sais pas comment dire, mais j’ai l’impression, voyez-vous, qu’il cherche à se concilier les gens, qu’il veut mettre tout le monde avec lui. Il me parle souvent, il m’offre de sortir avec lui et je ne sais pas toujours refuser. Au reste, il m’intéresse, et, en somme, je lui ai sauvé la vie.

Depuis sa tentative de suicide, Cottard n’avait plus reçu aucune visite. Dans les rues, chez les fournisseurs, il cherchait toutes les sympathies. On n’avait jamais mis tant de douceur à parler aux épiciers, tant d’intérêt à écouter une marchande de tabacs.

– Cette marchande de tabacs, remarquait Grand, est une vraie vipère. Je l’ai dit à Cottard, mais il m’a répondu que je me trompais et qu’elle avait de bons côtés qu’il fallait savoir trouver.

Deux ou trois fois enfin, Cottard avait emmené Grand dans les restaurants et les cafés luxueux de la ville. Il s’était mis à les fréquenter en effet.

– On y est bien, disait-il, et puis on est en bonne compagnie.

Grand avait remarqué les attentions spéciales du personnel pour le représentant et il en comprit la raison en observant les pourboires excessifs que celui-ci laissait. Cottard paraissait très sensible aux amabilités dont on le payait de retour. Un jour que le maître d’hôtel l’avait reconduit et aidé à endosser son pardessus, Cottard avait dit à Grand :

– C’est un bon garçon, il peut témoigner.

– Témoigner de quoi ?

Cottard avait hésité.

– Eh bien, que je ne suis pas un mauvais homme.

Du reste, il avait des sautes d’humeur. Un jour où l’épicier s’était montré moins aimable, il était revenu chez lui dans un état de fureur démesurée :

– Il passe avec les autres, cette crapule, répétait-il.

– Quels autres ?

– Tous les autres.

Grand avait même assisté à une scène curieuse chez la marchande de tabacs. Au milieu d’une conversation animée, celle-ci avait parlé d’une arrestation récente qui avait fait du bruit à Alger. Il s’agissait d’un jeune employé de commerce qui avait tué un Arabe sur une plage.

– Si l’on mettait toute cette racaille en prison, avait dit la marchande, les honnêtes gens pourraient respirer.

Mais elle avait dû s’interrompre devant l’agitation subite de Cottard qui s’était jeté hors de la boutique, sans un mot d’excuse. Grand et la marchande, les bras ballants, l’avaient regardé fuir.