En particulier, tous nos concitoyens se privèrent très vite, même en public, de l’habitude qu’ils avaient pu prendre de supputer la durée de leur séparation. Pourquoi ? C’est que lorsque les plus pessimistes l’avaient fixée par exemple à six mois, lorsqu’ils avaient épuisé d’avance toute l’amertume de ces mois à venir, hissé à grand-peine leur courage au niveau de cette épreuve, tendu leurs dernières forces pour demeurer sans faiblir à la hauteur de cette souffrance étirée sur une si longue suite de jours, alors, parfois, un ami de rencontre, un avis donné par un journal, un soupçon fugitif ou une brusque clairvoyance, leur donnait l’idée qu’après tout, il n’y avait pas de raison pour que la maladie ne durât pas plus de six mois, et peut-être un an, ou plus encore.
À ce moment, l’effondrement de leur courage, de leur volonté et de leur patience était si brusque qu’il leur semblait qu’ils ne pourraient plus jamais remonter de ce trou. Ils s’astreignaient par conséquent à ne penser jamais au terme de leur délivrance, à ne plus se tourner vers l’avenir et à toujours garder, pour ainsi dire, les yeux baissés. Mais, naturellement, cette prudence, cette façon de ruser avec la douleur, de fermer leur garde pour refuser le combat étaient mal récompensées. En même temps qu’ils évitaient cet effondrement dont ils ne voulaient à aucun prix, ils se privaient en effet de ces moments, en somme assez fréquents, où ils pouvaient oublier la peste dans les images de leur réunion à venir. Et par là, échoués à mi-distance de ces abîmes et de ces sommets, ils flottaient plutôt qu’ils ne vivaient, abandonnés à des jours sans direction et à des souvenirs stériles, ombres errantes qui n’auraient pu prendre force qu’en acceptant de s’enraciner dans la terre de leur douleur.
Ils éprouvaient ainsi la souffrance profonde de tous les prisonniers et de tous les exilés, qui est de vivre avec une mémoire qui ne sert à rien. Ce passé même auquel ils réfléchissaient sans cesse n’avait que le goût du regret. Ils auraient voulu, en effet, pouvoir lui ajouter tout ce qu’ils déploraient de n’avoir pas fait quand ils pouvaient encore le faire avec celui ou celle qu’ils attendaient – de même qu’à toutes les circonstances, même relativement heureuses, de leur vie de prisonniers, ils mêlaient l’absent, et ce qu’ils étaient alors ne pouvait les satisfaire. Impatients de leur présent, ennemis de leur passé et privés d’avenir, nous ressemblions bien ainsi à ceux que la justice ou la haine humaines font vivre derrière des barreaux. Pour finir, le seul moyen d’échapper à ces vacances insupportables était de faire marcher à nouveau les trains par l’imagination et de remplir les heures avec les carillons répétés d’une sonnette pourtant obstinément silencieuse.
Mais si c’était l’exil, dans la majorité des cas c’était l’exil chez soi. Et quoique le narrateur n’ait connu que l’exil de tout le monde, il ne doit pas oublier ceux, comme le journaliste Rambert ou d’autres, pour qui, au contraire, les peines de la séparation s’amplifièrent du fait que, voyageurs surpris par la peste et retenus dans la ville, ils se trouvaient éloignés à la fois de l’être qu’ils ne pouvaient rejoindre et du pays qui était le leur. Dans l’exil général, ils étaient les plus exilés, car si le temps suscitait chez eux, comme chez tous, l’angoisse qui lui est propre, ils étaient attachés aussi à l’espace et se heurtaient sans cesse aux murs qui séparaient leur refuge empesté de leur patrie perdue. C’étaient eux sans doute qu’on voyait errer à toute heure du jour dans la ville poussiéreuse, appelant en silence des soirs qu’ils étaient seuls à connaître, et les matins de leur pays. Ils nourrissaient alors leur mal de signes impondérables et de messages déconcertants comme un vol d’hirondelles, une rosée de couchant, ou ces rayons bizarres que le soleil abandonne parfois dans les rues désertes. Ce monde extérieur qui peut toujours sauver de tout, ils fermaient les yeux sur lui, entêtés qu’ils étaient à caresser leurs chimères trop réelles et à poursuivre de toutes leurs forces les images d’une terre où une certaine lumière, deux ou trois collines, l’arbre favori et des visages de femmes composaient un climat pour eux irremplaçable.
Pour parler enfin plus expressément des amants, qui sont les plus intéressants et dont le narrateur est peut-être mieux placé pour parler, ils se trouvaient tourmentés encore par d’autres angoisses au nombre desquelles il faut signaler le remords. Cette situation, en effet, leur permettait de considérer leur sentiment avec une sorte de fiévreuse objectivité. Et il était rare que, dans ces occasions, leurs propres défaillances ne leur apparussent pas clairement. Ils en trouvaient la première occasion dans la difficulté qu’ils avaient à imaginer précisément les faits et gestes de l’absent. Ils déploraient alors l’ignorance où ils étaient de son emploi du temps ; ils s’accusaient de la légèreté avec laquelle ils avaient négligé de s’en informer et feint de croire que, pour un être qui aime, l’emploi du temps de l’aimé n’est pas la source de toutes les joies. Il leur était facile, à partir de ce moment, de remonter dans leur amour et d’en examiner les imperfections. En temps ordinaire, nous savions tous, consciemment ou non, qu’il n’est pas d’amour qui ne puisse se surpasser, et nous acceptions pourtant, avec plus ou moins de tranquillité, que le nôtre demeurât médiocre. Mais le souvenir est plus exigeant. Et, de façon très conséquente, ce malheur qui nous venait de l’extérieur, et qui frappait toute une ville, ne nous apportait pas seulement une souffrance injuste dont nous aurions pu nous indigner. Il nous provoquait aussi à nous faire souffrir nous-mêmes et nous faisait ainsi consentir à la douleur. C’était là une des façons qu’avait la maladie de détourner l’attention et de brouiller les cartes.
Ainsi, chacun dut accepter de vivre au jour le jour, et seul en face du ciel. Cet abandon général qui pouvait à la longue tremper les caractères commençait pourtant par les rendre futiles. Pour certains de nos concitoyens, par exemple, ils étaient alors soumis à un autre esclavage qui les mettait au service du soleil et de la pluie. Il semblait, à les voir, qu’ils recevaient pour la première fois, et directement, l’impression du temps qu’il faisait. Ils avaient la mine réjouie sur la simple visite d’une lumière dorée, tandis que les jours de pluie mettaient un voile épais sur leurs visages et leurs pensées. Ils échappaient, quelques semaines plus tôt, à cette faiblesse et à cet asservissement déraisonnable parce qu’ils n’étaient pas seuls en face du monde et que, dans une certaine mesure, l’être qui vivait avec eux se plaçait devant leur univers. À partir de cet instant, au contraire, ils furent apparemment livrés aux caprices du ciel, c’est-à-dire qu’ils souffrirent et espérèrent sans raison.
Dans ces extrémités de la solitude, enfin, personne ne pouvait espérer l’aide du voisin et chacun restait seul avec sa préoccupation. Si l’un d’entre nous, par hasard, essayait de se confier ou de dire quelque chose de son sentiment, la réponse qu’il recevait, quelle qu’elle fût, le blessait la plupart du temps. Il s’apercevait alors que son interlocuteur et lui ne parlaient pas de la même chose. Lui, en effet, s’exprimait du fond de longues journées de rumination et de souffrances et l’image qu’il voulait communiquer avait cuit longtemps au feu de l’attente et de la passion. L’autre, au contraire, imaginait une émotion conventionnelle, la douleur qu’on vend sur les marchés, une mélancolie de série. Bienveillante ou hostile, la réponse tombait toujours à faux, il fallait y renoncer. Ou du moins, pour ceux à qui le silence était insupportable, et puisque les autres ne pouvaient trouver le vrai langage du cœur, ils se résignaient à adopter la langue des marchés et à parler, eux aussi, sur le mode conventionnel, celui de la simple relation et du fait divers, de la chronique quotidienne en quelque sorte. Là encore, les douleurs les plus vraies prirent l’habitude de se traduire dans les formules banales de la conversation. C’est à ce prix seulement que les prisonniers de la peste pouvaient obtenir la compassion de leur concierge ou l’intérêt de leurs auditeurs.