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– Bon ! remarquait Cottard, sur un ton aimable qui n’allait pas avec son affirmation, nous allons tous devenir fous, c’est sûr.

De même, l’après-midi du même jour, Joseph Grand avait fini par faire des confidences personnelles au docteur Rieux. Il avait aperçu la photographie de Mme Rieux sur le bureau et avait regardé le docteur. Rieux répondit que sa femme se soignait hors de la ville. « Dans un sens, avait dit Grand, c’est une chance. » Le docteur répondit que c’était une chance sans doute et qu’il fallait espérer seulement que sa femme guérît.

– Ah ! fit Grand, je comprends.

Et pour la première fois depuis que Rieux le connaissait, il se mit à parler d’abondance. Bien qu’il cherchât encore ses mots, il réussissait presque toujours à les trouver comme si, depuis longtemps, il avait pensé à ce qu’il était en train de dire.

Il s’était marié fort jeune avec une jeune fille pauvre de son voisinage. C’était même pour se marier qu’il avait interrompu ses études et pris un emploi. Ni Jeanne ni lui ne sortaient jamais de leur quartier. Il allait la voir chez elle, et les parents de Jeanne riaient un peu de ce prétendant silencieux et maladroit. Le père était cheminot. Quand il était de repos, on le voyait toujours assis dans un coin, près de la fenêtre, pensif, regardant le mouvement de la rue, ses mains énormes à plat sur les cuisses. La mère était toujours au ménage, Jeanne l’aidait. Elle était si menue que Grand ne pouvait la voir traverser une rue sans être angoissé. Les véhicules lui paraissaient alors démesurés. Un jour, devant une boutique de Noël, Jeanne, qui regardait la vitrine avec émerveillement, s’était renversée vers lui en disant : « Que c’est beau ! » Il lui avait serré le poignet. C’est ainsi que le mariage avait été décidé.

Le reste de l’histoire, selon Grand, était très simple. Il en est ainsi pour tout le monde : on se marie, on aime encore un peu, on travaille. On travaille tant qu’on en oublie d’aimer. Jeanne aussi travaillait, puisque les promesses du chef de bureau n’avaient pas été tenues. Ici, il fallait un peu d’imagination pour comprendre ce que voulait dire Grand. La fatigue aidant, il s’était laissé aller, il s’était tu de plus en plus et il n’avait pas soutenu sa jeune femme dans l’idée qu’elle était aimée. Un homme qui travaille, la pauvreté, l’avenir lentement fermé, le silence des soirs autour de la table, il n’y a pas de place pour la passion dans un tel univers. Probablement, Jeanne avait souffert. Elle était restée cependant : il arrive qu’on souffre longtemps sans le savoir. Les années avaient passé. Plus tard, elle était partie. Bien entendu, elle n’était pas partie seule. « Je t’ai bien aimé, mais maintenant je suis fatiguée… Je ne suis pas heureuse de partir, mais on n’a pas besoin d’être heureux pour recommencer. » C’est, en gros, ce qu’elle lui avait écrit.

Joseph Grand à son tour avait souffert. Il aurait pu recommencer, comme le lui fit remarquer Rieux. Mais voilà, il n’avait pas la foi.

Simplement, il pensait toujours à elle. Ce qu’il aurait voulu, c’est lui écrire une lettre pour se justifier. « Mais c’est difficile, disait-il. Il y a longtemps que j’y pense. Tant que nous nous sommes aimés, nous nous sommes compris sans paroles. Mais on ne s’aime pas toujours. À un moment donné, j’aurais dû trouver les mots qui l’auraient retenue, mais je n’ai pas pu. » Grand se mouchait dans une sorte de serviette à carreaux. Puis il s’essuyait les moustaches. Rieux le regardait.

– Excusez-moi, docteur, dit le vieux, mais, comment dire ?… J’ai confiance en vous. Avec vous, je peux parler. Alors, ça me donne de l’émotion.

Visiblement, Grand était à mille lieues de la peste.

Le soir, Rieux télégraphiait à sa femme que la ville était fermée, qu’il allait bien, qu’elle devait continuer de veiller sur elle-même et qu’il pensait à elle.

Trois semaines après la fermeture des portes, Rieux trouva, à la sortie de l’hôpital, un jeune homme qui l’attendait.

– Je suppose, lui dit ce dernier, que vous me reconnaissez.

Rieux croyait le connaître, mais il hésitait.

– Je suis venu avant ces événements, dit l’autre, vous demander des renseignements sur les conditions de vie des Arabes. Je m’appelle Raymond Rambert.

– Ah ! oui, dit Rieux. Eh bien, vous avez maintenant un beau sujet de reportage.

L’autre paraissait nerveux. Il dit que ce n’était pas cela et qu’il venait demander une aide au docteur Rieux.

– Je m’en excuse, ajouta-t-il, mais je ne connais personne dans cette ville et le correspondant de mon journal a le malheur d’être imbécile.

Rieux lui proposa de marcher jusqu’à un dispensaire du centre, car il avait quelques ordres à donner. Ils descendirent les ruelles du quartier nègre. Le soir approchait, mais la ville, si bruyante autrefois à cette heure-là, paraissait curieusement solitaire. Quelques sonneries de clairon dans le ciel encore doré témoignaient seulement que les militaires se donnaient l’air de faire leur métier. Pendant ce temps, le long des rues abruptes, entre les murs bleus, ocre et violets des maisons mauresques, Rambert parlait, très agité. Il avait laissé sa femme à Paris. À vrai dire, ce n’était pas sa femme, mais c’était la même chose. Il lui avait télégraphié dès la fermeture de la ville. Il avait d’abord pensé qu’il s’agissait d’un événement provisoire et il avait seulement cherché à correspondre avec elle. Ses confrères d’Oran lui avaient dit qu’ils ne pouvaient rien, la poste l’avait renvoyé, une secrétaire de la préfecture lui avait ri au nez. Il avait fini, après une attente de deux heures dans une file, par faire accepter un télégramme où il avait inscrit : « Tout va bien. À bientôt. »

Mais le matin, en se levant, l’idée lui était venue brusquement qu’après tout, il ne savait pas combien de temps cela pouvait durer. Il avait décidé de partir. Comme il était recommandé (dans son métier, on a des facilités), il avait pu toucher le directeur du cabinet préfectoral et lui avait dit qu’il n’avait pas de rapport avec Oran, que ce n’était pas son affaire d’y rester, qu’il se trouvait là par accident et qu’il était juste qu’on lui permît de s’en aller, même si, une fois dehors, on devait lui faire subir une quarantaine. Le directeur lui avait dit qu’il comprenait très bien, mais qu’on ne pouvait pas faire d’exception, qu’il allait voir, mais qu’en somme la situation était grave et que l’on ne pouvait rien décider.

– Mais enfin, avait dit Rambert, je suis étranger à cette ville.

– Sans doute, mais après tout, espérons que l’épidémie ne durera pas.

Pour finir, il avait essayé de consoler Rambert en lui faisant remarquer qu’il pouvait trouver à Oran la matière d’un reportage intéressant et qu’il n’était pas d’événement, tout bien considéré, qui n’eût son bon côté. Rambert haussait les épaules. On arrivait au centre de la ville :

– C’est stupide, docteur, vous comprenez. Je n’ai pas été mis au monde pour faire des reportages. Mais peut-être ai-je été mis au monde pour vivre avec une femme. Cela n’est-il pas dans l’ordre ?

Rieux dit qu’en tout cas cela paraissait raisonnable.

Sur les boulevards du centre, ce n’était pas la foule ordinaire. Quelques passants se hâtaient vers des demeures lointaines. Aucun ne souriait. Rieux pensa que c’était le résultat de l’annonce Ransdoc qui se faisait ce jour-là. Au bout de vingt-quatre heures, nos concitoyens recommençaient à espérer. Mais le jour même, les chiffres étaient encore trop frais dans les mémoires.