– J’espère bien que ce n’est pas la fièvre dont tout le monde parle.
Et lui, relevant drap et chemise, contemplait en silence les taches rouges sur le ventre et les cuisses, l’enflure des ganglions. La mère regardait entre les jambes de sa fille et criait, sans pouvoir se dominer. Tous les soirs des mères hurlaient ainsi, avec un air abstrait, devant des ventres offerts avec tous leurs signes mortels, tous les soirs des bras s’agrippaient à ceux de Rieux, des paroles inutiles, des promesses et des pleurs se précipitaient, tous les soirs des timbres d’ambulance déclenchaient des crises aussi vaines que toute douleur. Et au bout de cette longue suite de soirs toujours semblables, Rieux ne pouvait espérer rien d’autre qu’une longue suite de scènes pareilles, indéfiniment renouvelées. Oui, la peste, comme l’abstraction, était monotone. Une seule chose peut-être changeait et c’était Rieux lui-même. Il le sentait ce soir-là, au pied du monument à la République, conscient seulement de la difficile indifférence qui commençait à l’emplir, regardant toujours la porte d’hôtel où Rambert avait disparu.
Au bout de ces semaines harassantes, après tous ces crépuscules où la ville se déversait dans les rues pour y tourner en rond, Rieux comprenait qu’il n’avait plus à se défendre contre la pitié. On se fatigue de la pitié quand la pitié est inutile. Et dans la sensation de ce cœur fermé lentement sur lui-même, le docteur trouvait le seul soulagement de ces journées écrasantes. Il savait que sa tâche en serait facilitée. C’est pourquoi il s’en réjouissait. Lorsque sa mère, le recevant à deux heures du matin, s’affligeait du regard vide qu’il posait sur elle, elle déplorait précisément le seul adoucissement que Rieux pût alors recevoir. Pour lutter contre l’abstraction, il faut un peu lui ressembler. Mais comment cela pouvait-il être sensible à Rambert ? L’abstraction pour Rambert était tout ce qui s’opposait à son bonheur. Et à la vérité, Rieux savait que le journaliste avait raison, dans un certain sens. Mais il savait aussi qu’il arrive que l’abstraction se montre plus forte que le bonheur et qu’il faut alors, et seulement, en tenir compte. C’est ce qui devait arriver à Rambert et le docteur put l’apprendre dans le détail par des confidences que Rambert lui fit ultérieurement. Il put ainsi suivre, et sur un nouveau plan, cette espèce de lutte morne entre le bonheur de chaque homme et les abstractions de la peste, qui constitua toute la vie de notre cité pendant cette longue période.
Mais là où les uns voyaient l’abstraction, d’autres voyaient la vérité. La fin du premier mois de peste fut assombrie en effet par une recrudescence marquée de l’épidémie et un prêche véhément du père Paneloux, le jésuite qui avait assisté le vieux Michel au début de sa maladie. Le père Paneloux s’était déjà distingué par des collaborations fréquentes au bulletin de la Société géographique d’Oran, où ses reconstitutions épigraphiques faisaient autorité. Mais il avait gagné une audience plus étendue que celle d’un spécialiste en faisant une série de conférences sur l’individualisme moderne. Il s’y était fait le défenseur chaleureux d’un christianisme exigeant, également éloigné du libertinage moderne et de l’obscurantisme des siècles passés. À cette occasion, il n’avait pas marchandé de dures vérités à son auditoire. De là, sa réputation.
Or, vers la fin de ce mois, les autorités ecclésiastiques de notre ville décidèrent de lutter contre la peste par leurs propres moyens, en organisant une semaine de prières collectives. Ces manifestations de la piété publique devaient se terminer le dimanche par une messe solennelle placée sous l’invocation de saint Roch, le saint pestiféré. À cette occasion, on avait demandé au père Paneloux de prendre la parole. Depuis une quinzaine de jours, celui-ci s’était arraché à ses travaux sur saint Augustin et l’Église africaine qui lui avaient conquis une place à part dans son ordre. D’une nature fougueuse et passionnée, il avait accepté avec résolution la mission dont on le chargeait. Longtemps avant ce prêche, on en parlait déjà en ville et il marqua, à sa manière, une date importante dans l’histoire de cette période.
La semaine fut suivie par un nombreux public. Ce n’est pas qu’en temps ordinaire les habitants d’Oran soient particulièrement pieux. Le dimanche matin, par exemple, les bains de mer font une concurrence sérieuse à la messe. Ce n’était pas non plus qu’une subite conversion les eût illuminés. Mais, d’une part, la ville fermée et le port interdit, les bains n’étaient plus possibles, et, d’autre part, ils se trouvaient dans un état d’esprit bien particulier où, sans avoir admis au fond d’eux-mêmes les événements surprenants qui les frappaient, ils sentaient bien, évidemment, que quelque chose était changé. Beaucoup cependant espéraient toujours que l’épidémie allait s’arrêter et qu’ils seraient épargnés avec leur famille. En conséquence, ils ne se sentaient encore obligés à rien. La peste n’était pour eux qu’une visiteuse désagréable qui devait partir un jour puisqu’elle était venue. Effrayés, mais non désespérés, le moment n’était pas encore arrivé où la peste leur apparaîtrait comme la forme même de leur vie et où ils oublieraient l’existence que, jusqu’à elle, ils avaient pu mener. En somme, ils étaient dans l’attente. À l’égard de la religion, comme de beaucoup d’autres problèmes, la peste leur avait donné une tournure d’esprit singulière, aussi éloignée de l’indifférence que de la passion et qu’on pouvait assez bien définir par le mot « objectivité ». La plupart de ceux qui suivirent la semaine de prières auraient fait leur, par exemple, le propos qu’un des fidèles devait tenir devant le docteur Rieux : « De toute façon, ça ne peut pas faire de mal. » Tarrou lui-même, après avoir noté dans ses carnets que les Chinois, en pareil cas, vont jouer du tambourin devant le génie de la peste, remarquait qu’il était absolument impossible de savoir si, en réalité, le tambourin se montrait plus efficace que les mesures prophylactiques. Il ajoutait seulement que, pour trancher la question, il eût fallu être renseigné sur l’existence d’un génie de la peste et que notre ignorance sur ce point stérilisait toutes les opinions qu’on pouvait avoir.
La cathédrale de notre ville, en tout cas, fut à peu près remplie par les fidèles pendant toute la semaine. Les premiers jours, beaucoup d’habitants restaient encore dans les jardins de palmiers et de grenadiers qui s’étendent devant le porche, pour écouter la marée d’invocations et de prières qui refluaient jusque dans les rues. Peu à peu, l’exemple aidant, les mêmes auditeurs se décidèrent à entrer et à mêler une voix timide aux répons de l’assistance. Et le dimanche, un peuple considérable envahit la nef, débordant jusque sur le parvis et les derniers escaliers. Depuis la veille, le ciel s’était assombri, la pluie tombait à verse. Ceux qui se tenaient dehors avaient ouvert leurs parapluies. Une odeur d’encens et d’étoffes mouillées flottait dans la cathédrale quand le père Paneloux monta en chaire.
Il était de taille moyenne, mais trapu. Quand il s’appuya sur le rebord de la chaire, serrant le bois entre ses grosses mains, on ne vit de lui qu’une forme épaisse et noire surmontée des deux taches de ses joues, rubicondes sous les lunettes d’acier. Il avait une voix forte, passionnée, qui portait loin, et lorsqu’il attaqua l’assistance d’une seule phrase véhémente et martelée : « Mes frères, vous êtes dans le malheur, mes frères, vous l’avez mérité », un remous parcourut l’assistance jusqu’au parvis.