Lui aussi contemplait toutes ces feuilles et sa main parut invinciblement attirée par l’une d’elles qu’il éleva en transparence devant l’ampoule électrique sans abat-jour. La feuille tremblait dans sa main. Rieux remarqua que le front de l’employé était moite.
– Asseyez-vous, dit-il, et lisez-la-moi.
L’autre le regarda et sourit avec une sorte de gratitude.
– Oui, dit-il je crois que j’en ai envie.
Il attendit un peu, regardant toujours la feuille, puis s’assit. Rieux écoutait en même temps une sorte de bourdonnement confus qui, dans la ville, semblait répondre aux sifflements du fléau. Il avait, à ce moment précis, une perception extraordinairement aiguë de cette ville qui s’étendait à ses pieds, du monde clos qu’elle formait et des terribles hurlements qu’elle étouffait dans la nuit. La voix de Grand s’éleva sourdement : « Par une belle matinée du mois de mai, une élégante amazone parcourait, sur une superbe jument alezane, les allées fleuries du Bois de Boulogne. » Le silence revint et, avec lui, l’indistincte rumeur de la ville en souffrance. Grand avait posé la feuille et continuait à la contempler. Au bout d’un moment, il releva les yeux :
– Qu’en pensez-vous ?
Rieux répondit que ce début le rendait curieux de connaître la suite. Mais l’autre dit avec animation que ce point de vue n’était pas le bon. Il frappa ses papiers du plat de la main.
– Ce n’est là qu’une approximation. Quand je serai arrivé à rendre parfaitement le tableau que j’ai dans l’imagination, quand ma phrase aura l’allure même de cette promenade au trot, une-deux-trois, une-deux-trois, alors le reste sera plus facile et surtout l’illusion sera telle, dès le début, qu’il sera possible de dire : « Chapeau bas ! »
Mais, pour cela, il avait encore du pain sur la planche. Il ne consentirait jamais à livrer cette phrase telle quelle à un imprimeur. Car, malgré le contentement qu’elle lui donnait parfois, il se rendait compte qu’elle ne collait pas tout à fait encore à la réalité et que, dans une certaine mesure, elle gardait une facilité de ton qui l’apparentait de loin, mais qui l’apparentait tout de même, à un cliché. C’était, du moins, le sens de ce qu’il disait quand on entendit des hommes courir sous les fenêtres. Rieux se leva.
– Vous verrez ce que j’en ferai, disait Grand, et, tourné vers la fenêtre, il ajouta : « Quand tout cela sera fini. »
Mais les bruits de pas précipités reprenaient. Rieux descendait déjà et deux hommes passèrent devant lui quand il fut dans la rue. Apparemment, ils allaient vers les portes de la ville. Certains de nos concitoyens en effet, perdant la tête entre la chaleur et la peste, s’étaient déjà laissés aller à la violence et avaient essayé de tromper la vigilance des barrages pour fuir hors de la ville.
D’autres, comme Rambert, essayaient aussi de fuir cette atmosphère de panique naissante, mais avec plus d’obstination et d’adresse, sinon plus de succès. Rambert avait d’abord continué ses démarches officielles. Selon ce qu’il disait, il avait toujours pensé que l’obstination finit par triompher de tout et, d’un certain point de vue, c’était son métier d’être débrouillard. Il avait donc visité une grande quantité de fonctionnaires et de gens dont on ne discutait pas ordinairement la compétence. Mais, en l’espèce, cette compétence ne leur servait à rien. C’étaient, la plupart du temps, des hommes qui avaient des idées précises et bien classées sur tout ce qui concerne la banque, ou l’exportation, ou les agrumes, ou encore le commerce des vins ; qui possédaient d’indiscutables connaissances dans des problèmes de contentieux ou d’assurances, sans compter des diplômes solides et une bonne volonté évidente. Et même, ce qu’il y avait de plus frappant chez tous, c’était la bonne volonté. Mais en matière de peste, leurs connaissances étaient à peu près nulles.
Devant chacun d’eux cependant, et chaque fois que cela avait été possible, Rambert avait plaidé sa cause. Le fond de son argumentation consistait toujours à dire qu’il était étranger à notre ville et que, par conséquent, son cas devait être spécialement examiné. En général, les interlocuteurs du journaliste admettaient volontiers ce point. Mais ils lui représentaient ordinairement que c’était aussi le cas d’un certain nombre de gens et que, par conséquent, son affaire n’était pas aussi particulière qu’il l’imaginait. À quoi Rambert pouvait répondre que cela ne changeait rien au fond de son argumentation, on lui répondait que cela changeait quelque chose aux difficultés administratives qui s’opposaient à toute mesure de faveur risquant de créer ce que l’on appelait, avec une expression de grande répugnance, un précédent. Selon la classification que Rambert proposa au docteur Rieux, ce genre de raisonneurs constituait la catégorie des formalistes. À côté d’eux, on pouvait encore trouver les bien-parlants, qui assuraient le demandeur que rien de tout cela ne pouvait durer et qui, prodigues de bons conseils quand on leur demandait des décisions, consolaient Rambert en décidant qu’il s’agissait seulement d’un ennui momentané. Il y avait aussi les importants, qui priaient leur visiteur de laisser une note résumant son cas et qui l’informaient qu’ils statueraient sur ce cas ; les futiles, qui lui proposaient des bons de logement ou des adresses de pensions économiques ; les méthodiques, qui faisaient remplir une fiche et la classaient ensuite ; les débordés, qui levaient les bras, et les importunés, qui détournaient les yeux ; il y avait enfin les traditionnels, de beaucoup les plus nombreux, qui indiquaient à Rambert un autre bureau ou une nouvelle démarche à faire.
Le journaliste s’était ainsi épuisé en visites et il avait pris une idée juste de ce que pouvait être une mairie ou une préfecture, à force d’attendre sur une banquette de moleskine devant de grandes affiches invitant à souscrire à des bons du Trésor, exempts d’impôts, ou à s’engager dans l’armée coloniale, à force d’entrer dans des bureaux où les visages se laissaient aussi facilement prévoir que le classeur à tirettes et les étagères de dossiers. L’avantage, comme le disait Rambert à Rieux, avec une nuance d’amertume, c’est que tout cela lui masquait la véritable situation. Les progrès de la peste lui échappaient pratiquement. Sans compter que les jours passaient ainsi plus vite et, dans la situation où se trouvait la ville entière, on pouvait dire que chaque jour passé rapprochait chaque homme, à condition qu’il ne mourût pas, de la fin de ses épreuves. Rieux dut reconnaître que ce point était vrai, mais qu’il s’agissait cependant d’une vérité un peu trop générale.
À un moment donné, Rambert conçut de l’espoir. Il avait reçu de la préfecture un bulletin de renseignements, en blanc, qu’on le priait de remplir exactement. Le bulletin s’inquiétait de son identité, sa situation de famille, ses ressources, anciennes et actuelles, et de ce qu’on appelait son curriculum vitae. Il eut l’impression qu’il s’agissait d’une enquête destinée à recenser les cas des personnes susceptibles d’être renvoyées dans leur résidence habituelle. Quelques renseignements confus, recueillis dans un bureau, confirmèrent cette impression. Mais, après quelques démarches précises, il parvint à retrouver le service qui avait envoyé le bulletin et on lui dit alors que ces renseignements avaient été recueillis « pour le cas ».
– Pour le cas de quoi ? demanda Rambert.
On lui précisa alors que c’était au cas où il tomberait malade de la peste et en mourrait, afin de pouvoir, d’une part, prévenir sa famille et, d’autre part, savoir s’il fallait imputer les frais d’hôpital au budget de la ville ou si l’on pouvait en attendre le remboursement de ses proches. Évidemment, cela prouvait qu’il n’était pas tout à fait séparé de celle qui l’attendait, la société s’occupant d’eux. Mais cela n’était pas une consolation. Ce qui était plus remarquable, et Rambert le remarqua en conséquence, c’était la manière dont, au plus fort d’une catastrophe, un bureau pouvait continuer son service et prendre des initiatives d’un autre temps, souvent à l’insu des plus hautes autorités, pour la seule raison qu’il était fait pour ce service.