Ils prirent le boulevard des Palmiers, traversèrent la place d’Armes et descendirent vers le quartier de la Marine. À gauche, un café peint en vert s’abritait sous un store oblique de grosse toile jaune. En entrant, Cottard et Rambert essuyèrent leur front. Ils prirent place sur des chaises pliantes de jardin, devant des tables de tôle verte. La salle était absolument déserte. Des mouches grésillaient dans l’air. Dans une cage jaune posée sur le comptoir bancal, un perroquet, toutes plumes retombées, était affaissé sur son perchoir. De vieux tableaux, représentant des scènes militaires, pendaient au mur, couverts de crasse et de toiles d’araignée en épais filaments. Sur toutes les tables de tôle, et devant Rambert lui-même, séchaient des fientes de poule dont il s’expliquait mal l’origine jusqu’à ce que d’un coin obscur, après un peu de remue-ménage, un magnifique coq sortît en sautillant.
La chaleur, à ce moment, sembla monter encore. Cottard enleva sa veste et frappa sur la tôle. Un petit homme, perdu dans un long tablier bleu, sortit du fond, salua Cottard du plus loin qu’il le vit, avança en écartant le coq d’un vigoureux coup de pied et demanda, au milieu des gloussements du volatile, ce qu’il fallait servir à ces messieurs. Cottard voulait du vin blanc et s’enquit d’un certain Garcia. Selon le nabot, il y avait déjà quelques jours qu’on ne l’avait vu dans le café.
– Pensez-vous qu’il viendra ce soir ?
– Eh ! dit l’autre, je ne suis pas dans sa chemise. Mais vous connaissez son heure ?
– Oui, mais ce n’est pas très important. J’ai seulement un ami à lui présenter.
Le garçon essuyait ses mains moites contre le devant de son tablier.
– Ah ! Monsieur s’occupe aussi d’affaires ?
– Oui, dit Cottard. Le nabot renifla :
– Alors, revenez ce soir. Je vais lui envoyer le gosse.
En sortant, Rambert demanda de quelles affaires il s’agissait.
– De contrebande, naturellement. Ils font passer des marchandises aux portes de la ville. Ils vendent au prix fort.
– Bon, dit Rambert. Ils ont des complicités ?
– Justement.
Le soir, le store était relevé, le perroquet jabotait dans sa cage et les tables de tôle étaient entourées d’hommes en bras de chemise. L’un d’eux, le chapeau de paille en arrière, une chemise blanche ouverte sur une poitrine couleur de terre brûlée, se leva à l’entrée de Cottard. Un visage régulier et tanné, l’œil noir et petit, les dents blanches, deux ou trois bagues aux doigts, il paraissait trente ans environ.
– Salut, dit-il, on boit au comptoir.
Ils prirent trois tournées en silence.
– Si on sortait ? dit alors Garcia.
Ils descendirent vers le port et Garcia demanda ce qu’on lui voulait. Cottard lui dit que ce n’était pas exactement pour des affaires qu’il voulait lui présenter Rambert, mais seulement pour ce qu’il appela « une sortie ». Garcia marchait droit devant lui en fumant. Il posa des questions, disant « Il » en parlant de Rambert, sans paraître s’apercevoir de sa présence.
– Pour quoi faire ? disait-il.
– Il a sa femme en France.
– Ah !
Et après un temps :
– Qu’est-ce qu’il a comme métier ?
– Journaliste.
– C’est un métier où on parle beaucoup.
Rambert se taisait.
– C’est un ami, dit Cottard.
Ils avancèrent en silence. Ils étaient arrivés aux quais, dont l’accès était interdit par de grandes grilles. Mais ils se dirigèrent vers une petite buvette où l’on vendait des sardines frites, dont l’odeur venait jusqu’à eux.
– De toute façon, conclut Garcia, ce n’est pas moi que ça concerne, mais Raoul. Et il faut que je le retrouve. Ça ne sera pas facile.
– Ah ! demanda Cottard avec animation, il se cache ?
Garcia ne répondit pas. Près de la buvette, il s’arrêta et se tourna vers Rambert pour la première fois.
– Après-demain, à onze heures, au coin de la caserne des douanes, en haut de la ville.
Il fit mine de partir, mais se retourna vers les deux hommes.
– Il y aura des frais, dit-il.
C’était une constatation.
– Bien sûr, approuva Rambert.
Un peu après, le journaliste remercia Cottard :
– Oh ! non, dit l’autre avec jovialité. Ça me fait plaisir de vous rendre service. Et puis, vous êtes journaliste, vous me revaudrez ça un jour ou l’autre.
Le surlendemain, Rambert et Cottard gravissaient les grandes rues sans ombrage qui mènent vers le haut de notre ville. Une partie de la caserne des douanes avait été transformée en infirmerie et, devant la grande porte, des gens stationnaient, venus dans l’espoir d’une visite qui ne pouvait pas être autorisée ou à la recherche de renseignements qui, d’une heure à l’autre, seraient périmés. En tout cas, ce rassemblement permettait beaucoup d’allées et venues et on pouvait supposer que cette considération n’était pas étrangère à la façon dont le rendez-vous de Garcia et de Rambert avait été fixé.
– C’est curieux, dit Cottard, cette obstination à partir. En somme, ce qui se passe est bien intéressant.
– Pas pour moi, répondit Rambert.
– Oh ! bien sûr, on risque quelque chose. Mais, après tout, on risquait autant, avant la peste, à traverser un carrefour très fréquenté.
À ce moment, l’auto de Rieux s’arrêta à leur hauteur. Tarrou conduisait et Rieux semblait dormir à moitié. Il se réveilla pour faire les présentations.
– Nous nous connaissons, dit Tarrou, nous habitons le même hôtel.
Il offrit à Rambert de le conduire en ville.
– Non, nous avons rendez-vous ici.
Rieux regarda Rambert :
– Oui, fit celui-ci.
– Ah ! s’étonnait Cottard, le docteur est au courant ?
– Voilà le juge d’instruction, avertit Tarrou en regardant Cottard.
Celui-ci changea de figure. M. Othon descendait en effet la rue et s’avançait vers eux d’un pas vigoureux, mais mesuré. Il ôta son chapeau en passant devant le petit groupe.
– Bonjour, monsieur le juge ! dit Tarrou.
Le juge rendit le bonjour aux occupants de l’auto, et, regardant Cottard et Rambert qui étaient restés en arrière, les salua gravement de la tête. Tarrou présenta le rentier et le journaliste. Le juge regarda le ciel pendant une seconde et soupira, disant que c’était une époque bien triste.
– On me dit, monsieur Tarrou, que vous vous occupez de l’application des mesures prophylactiques. Je ne saurais trop vous approuver. Pensez-vous, docteur, que la maladie s’étendra ?
Rieux dit qu’il fallait espérer que non et le juge répéta qu’il fallait toujours espérer, les desseins de la Providence sont impénétrables. Tarrou lui demanda si les événements lui avaient apporté un surcroît de travail.
– Au contraire, les affaires que nous appelons de droit commun diminuent. Je n’ai plus à instruire que des manquements graves aux nouvelles dispositions. On n’a jamais autant respecté les anciennes lois.
– C’est, dit Tarrou, qu’en comparaison elles semblent bonnes, forcément.
Le juge quitta l’air rêveur qu’il avait pris, le regard comme suspendu au ciel. Et il examina Tarrou d’un air froid.
– Qu’est-ce que cela fait ? dit-il. Ce n’est pas la loi qui compte, c’est la condamnation. Nous n’y pouvons rien.
– Celui-là, dit Cottard quand le juge fut parti, c’est l’ennemi numéro un.
La voiture démarra.
Un peu plus tard, Rambert et Cottard virent arriver Garcia. Il avança vers eux sans leur faire de signe et dit en guise de bonjour : « Il faut attendre. »
Autour d’eux, la foule, où dominaient les femmes, attendait dans un silence total. Presque toutes portaient des paniers dont elles avaient le vain espoir qu’elles pourraient les faire passer à leurs parents malades et l’idée encore plus folle que ceux-ci pourraient utiliser leurs provisions. La porte était gardée par des factionnaires en armes et, de temps en temps, un cri bizarre traversait la cour qui séparait la caserne de la porte. Dans l’assistance, des visages inquiets se tournaient alors vers l’infirmerie.