Les trois hommes regardaient ce spectacle lorsque dans leur dos un « bonjour » net et grave les fit se retourner. Malgré la chaleur, Raoul était habillé très correctement. Grand et fort, il portait un costume croisé de couleur sombre et un feutre à bords retournés. Son visage était assez pâle. Les yeux bruns et la bouche serrée, Raoul parlait de façon rapide et précise :
– Descendons vers la ville, dit-il. Garcia, tu peux nous laisser.
Garcia alluma une cigarette et les laissa s’éloigner. Ils marchèrent rapidement, accordant leur allure à celle de Raoul qui s’était placé au milieu d’eux.
– Garcia m’a expliqué, dit-il. Cela peut se faire. De toute façon, ça vous coûtera dix mille francs.
Rambert répondit qu’il acceptait.
– Déjeunez avec moi, demain, au restaurant espagnol de la Marine.
Rambert dit que c’était entendu et Raoul lui serra la main, souriant pour la première fois. Après son départ, Cottard s’excusa. Il n’était pas libre le lendemain et d’ailleurs Rambert n’avait plus besoin de lui.
Lorsque, le lendemain, le journaliste entra dans le restaurant espagnol, toutes les têtes se tournèrent sur son passage. Cette cave ombreuse, située en contrebas d’une petite rue jaune et desséchée par le soleil, n’était fréquentée que par des hommes, de type espagnol pour la plupart. Mais dès que Raoul, installé à une table du fond, eut fait un signe au journaliste et que Rambert se fut dirigé vers lui, la curiosité disparut des visages qui revinrent à leurs assiettes. Raoul avait à sa table un grand type maigre et mal rasé, aux épaules démesurément larges, la figure chevaline et les cheveux clairsemés. Ses longs bras minces, couverts de poils noirs, sortaient d’une chemise aux manches retroussées. Il hocha la tête trois fois lorsque Rambert lui fut présenté. Son nom n’avait pas été prononcé et Raoul ne parlait de lui qu’en disant « notre ami ».
– Notre ami croit avoir la possibilité de vous aider. Il va vous…
Raoul s’arrêta parce que la serveuse intervenait pour la commande de Rambert.
– Il va vous mettre en rapport avec deux de nos amis qui vous feront connaître des gardes qui nous sont acquis. Tout ne sera pas fini alors. Il faut que les gardes jugent eux-mêmes du moment propice. Le plus simple serait que vous logiez pendant quelques nuits chez l’un d’eux, qui habite près des portes. Mais auparavant, notre ami doit vous donner des contacts nécessaires. Quand tout sera arrangé, c’est à lui que vous réglerez les frais.
L’ami hocha encore une fois sa tête de cheval sans cesser de broyer la salade de tomates et de poivrons qu’il ingurgitait. Puis il parla avec un léger accent espagnol. Il proposait à Rambert de prendre rendez-vous pour le surlendemain, à huit heures du matin, sous le porche de la cathédrale.
– Encore deux jours, remarqua Rambert.
– C’est que ce n’est pas facile, dit Raoul. Il faut retrouver les gens.
Le cheval encensa une fois de plus et Rambert approuva sans passion. Le reste du déjeuner se passa à rechercher un sujet de conversation. Mais tout devint très facile lorsque Rambert découvrit que le cheval était joueur de football. Lui-même avait beaucoup pratiqué ce sport. On parla donc du championnat de France, de la valeur des équipes professionnelles anglaises et de la tactique en W. À la fin du déjeuner, le cheval s’était tout à fait animé et il tutoyait Rambert pour le persuader qu’il n’y avait pas de plus belle place dans une équipe que celle de demi-centre. « Tu comprends, disait-il, le demi-centre, c’est celui qui distribue le jeu. Et distribuer le jeu, c’est ça le football. » Rambert était de cet avis, quoiqu’il eût toujours joué avant-centre. La discussion fut seulement interrompue par un poste de radio qui, après avoir seriné en sourdine des mélodies sentimentales, annonça que, la veille, la peste avait fait cent trente-sept victimes. Personne ne réagit dans l’assistance. L’homme à tête de cheval haussa les épaules et se leva. Raoul et Rambert l’imitèrent.
En partant, le demi-centre serra la main de Rambert avec énergie :
– Je m’appelle Gonzalès, dit-il.
Ces deux jours parurent interminables à Rambert. Il se rendit chez Rieux et lui raconta ses démarches dans le détail. Puis il accompagna le docteur dans une de ses visites. Il lui dit au revoir à la porte de la maison où l’attendait un malade suspect. Dans le couloir, un bruit de courses et de voix : on avertissait la famille de l’arrivée du docteur.
– J’espère que Tarrou ne tardera pas, murmura Rieux. Il avait l’air fatigué.
– L’épidémie va trop vite ? demanda Rambert.
Rieux dit que ce n’était pas cela et que même la courbe des statistiques montait moins vite. Simplement, les moyens de lutter contre la peste n’étaient pas assez nombreux.
– Nous manquons de matériel, dit-il. Dans toutes les armées du monde, on remplace généralement le manque de matériel par des hommes. Mais nous manquons d’hommes aussi.
– Il est venu des médecins de l’extérieur et du personnel sanitaire.
– Oui, dit Rieux. Dix médecins et une centaine d’hommes. C’est beaucoup, apparemment. C’est à peine assez pour l’état présent de la maladie. Ce sera insuffisant si l’épidémie s’étend.
Rieux prêta l’oreille aux bruits de l’intérieur, puis sourit à Rambert.
– Oui, dit-il, vous devriez vous dépêcher de réussir.
Une ombre passa sur le visage de Rambert :
– Vous savez, dit-il d’une voix sourde, ce n’est pas cela qui me fait partir.
Rieux répondit qu’il le savait, mais Rambert continuait :
– Je crois que je ne suis pas lâche, du moins la plupart du temps. J’ai eu l’occasion de l’éprouver. Seulement, il y a des idées que je ne peux pas supporter.
Le docteur le regarda en face.
– Vous la retrouverez, dit-il.
– Peut-être, mais je ne peux pas supporter l’idée que cela va durer et qu’elle vieillira pendant tout ce temps. À trente ans, on commence à vieillir et il faut profiter de tout. Je ne sais pas si vous pouvez comprendre.
Rieux murmurait qu’il croyait comprendre, lorsque Tarrou arriva, très animé.
– Je viens de demander à Paneloux de se joindre à nous.
– Eh bien ? demanda le docteur.
– Il a réfléchi et il a dit oui.
– J’en suis content, dit le docteur. Je suis content de le savoir meilleur que son prêche.
– Tout le monde est comme ça, dit Tarrou. Il faut seulement leur donner l’occasion.
Il sourit et cligna de l’œil vers Rieux.
– C’est mon affaire à moi, dans la vie, de fournir des occasions.
– Pardonnez-moi, dit Rambert, mais il faut que je parte.
Le jeudi du rendez-vous, Rambert se rendit sous le porche de la cathédrale, cinq minutes avant huit heures. L’air était encore assez frais. Dans le ciel progressaient de petits nuages blancs et ronds que, tout à l’heure, la montée de la chaleur avalerait d’un coup. Une vague odeur d’humidité montait encore des pelouses, pourtant desséchées. Le soleil, derrière les maisons de l’Est, réchauffait seulement le casque de la Jeanne d’Arc entièrement dorée qui garnit la place. Une horloge sonna les huit coups. Rambert fit quelques pas sous le porche désert. De vagues psalmodies lui parvenaient de l’intérieur avec de vieux parfums de cave et d’encens. Soudain, les chants se turent. Une dizaine de petites formes noires sortirent de l’église et se mirent à trottiner vers la ville. Rambert commença à s’impatienter. D’autres formes noires faisaient l’ascension des grands escaliers et se dirigeaient vers le porche. Il alluma une cigarette, puis s’avisa que le lieu peut-être ne l’y autorisait pas.