À huit heures quinze, les orgues de la cathédrale commencèrent à jouer en sourdine. Rambert entra sous la voûte obscure. Au bout d’un moment, il put apercevoir, dans la nef, les ombres noires qui étaient passées devant lui. Elles étaient toutes réunies dans un coin, devant une sorte d’autel improvisé où l’on venait d’installer un saint Roch, hâtivement exécuté dans un des ateliers de notre ville. Agenouillées, elles semblaient s’être recroquevillées encore, perdues dans la grisaille comme des morceaux d’ombre coagulée, à peine plus épaisses, çà et là, que la brume dans laquelle elles flottaient. Au-dessus d’elles les orgues faisaient des variations sans fin.
Lorsque Rambert sortit, Gonzalès descendait déjà l’escalier et se dirigeait vers la ville.
– Je croyais que tu étais parti, dit-il au journaliste. C’était normal.
Il expliqua qu’il avait attendu ses amis à un autre rendez-vous qu’il leur avait donné, non loin de là, à huit heures moins dix. Mais il les avait attendus vingt minutes, en vain.
– Il y a un empêchement, c’est sûr. On n’est pas toujours à l’aise dans le travail que nous faisons.
Il proposait un autre rendez-vous, le lendemain, à la même heure, devant le monument aux morts. Rambert soupira et rejeta son feutre en arrière.
– Ce n’est rien, conclut Gonzalès en riant. Pense un peu à toutes les combinaisons, les descentes et les passes qu’il faut faire avant de marquer un but.
– Bien sûr, dit encore Rambert. Mais la partie ne dure qu’une heure et demie.
Le monument aux morts d’Oran se trouve sur le seul endroit d’où l’on peut apercevoir la mer, une sorte de promenade longeant, sur une assez courte distance, les falaises qui dominent le port. Le lendemain, Rambert, premier au rendez-vous, lisait avec attention la liste des morts au champ d’honneur. Quelques minutes après, deux hommes s’approchèrent, le regardèrent avec indifférence, puis allèrent s’accouder au parapet de la promenade et parurent tout à fait absorbés par la contemplation des quais vides et déserts. Ils étaient tous les deux de la même taille, vêtus tous les deux d’un pantalon bleu et d’un tricot marine à manches courtes. Le journaliste s’éloigna un peu, puis s’assit sur un banc et put les regarder à loisir. Il s’aperçut alors qu’ils n’avaient sans doute pas plus de vingt ans. À ce moment, il vit Gonzalès qui marchait vers lui en s’excusant.
– Voilà nos amis, dit-il, et il l’amena vers les deux jeunes gens qu’il présenta sous les noms de Marcel et de Louis. De face, ils se ressemblaient beaucoup et Rambert estima qu’ils étaient frères.
– Voilà, dit Gonzalès. Maintenant la connaissance est faite. Il faudra arranger l’affaire elle-même.
Marcel ou Louis dit alors que leur tour de garde commençait dans deux jours, durait une semaine et qu’il faudrait repérer le jour le plus commode. Ils étaient quatre à garder la porte ouest et les deux autres étaient des militaires de carrière. Il n’était pas question de les mettre dans l’affaire. Ils n’étaient pas sûrs et, d’ailleurs, cela augmenterait les frais. Mais il arrivait, certains soirs, que les deux collègues allassent passer une partie de la nuit dans l’arrière-salle d’un bar qu’ils connaissaient. Marcel ou Louis proposait ainsi à Rambert de venir s’installer chez eux, à proximité des portes, et d’attendre qu’on vînt le chercher. Le passage alors serait tout à fait facile. Mais il fallait se dépêcher parce qu’on parlait, depuis peu, d’installer des doubles postes à l’extérieur de la ville.
Rambert approuva et offrit quelques-unes de ses dernières cigarettes. Celui des deux qui n’avait pas encore parlé demanda alors à Gonzalès si la question des frais était réglée et si l’on pouvait recevoir des avances.
– Non, dit Gonzalès, ce n’est pas la peine, c’est un copain. Les frais seront réglés au départ.
On convint d’un nouveau rendez-vous. Gonzalès proposa un dîner au restaurant espagnol, le surlendemain. De là, on pourrait se rendre à la maison des gardes.
– Pour la première nuit, dit-il à Rambert, je te tiendrai compagnie.
Le lendemain, Rambert, remontant dans sa chambre, croisa Tarrou dans l’escalier de l’hôtel.
– Je vais rejoindre Rieux, lui dit ce dernier, voulez-vous venir ?
– Je ne suis jamais sûr de ne pas le déranger, dit Rambert après une hésitation.
– Je ne crois pas, il m’a beaucoup parlé de vous.
Le journaliste réfléchissait :
– Écoutez, dit-il. Si vous avez un moment après dîner, même tard, venez au bar de l’hôtel tous les deux.
– Ça dépend de lui et de la peste, dit Tarrou.
À onze heures du soir, pourtant, Rieux et Tarrou entrèrent dans le bar, petit et étroit. Une trentaine de personnes s’y coudoyaient et parlaient à très haute voix. Venus du silence de la ville empestée, les deux arrivants s’arrêtèrent, un peu étourdis. Ils comprirent cette agitation en voyant qu’on servait encore des alcools. Rambert était à une extrémité du comptoir et leur faisait signe du haut de son tabouret. Ils l’entourèrent, Tarrou repoussant avec tranquillité un voisin bruyant.
– L’alcool ne vous effraie pas ?
– Non, dit Tarrou, au contraire.
Rieux renifla l’odeur d’herbes amères de son verre. Il était difficile de parler dans ce tumulte, mais Rambert semblait surtout occupé à boire. Le docteur ne pouvait pas juger encore s’il était ivre. À l’une des deux tables qui occupaient le reste du local étroit où ils se tenaient, un officier de marine, une femme à chaque bras, racontait à un gros interlocuteur congestionné une épidémie de typhus au Caire : « Des camps, disait-il, on avait fait des camps pour les indigènes, avec des tentes pour les malades et, tout autour, un cordon de sentinelles qui tiraient sur la famille quand elle essayait d’apporter en fraude des remèdes de bonne femme. C’était dur, mais c’était juste. » À l’autre table, occupée par des jeunes gens élégants, la conversation était incompréhensible et se perdait dans les mesures de Saint James Infirmary, que déversait un pick-up haut perché.
– Êtes-vous content ? dit Rieux en élevant la voix.
– Ça s’approche, dit Rambert. Peut-être dans la semaine.
– Dommage, cria Tarrou.
– Pourquoi ?
Tarrou regarda Rieux.
– Oh ! dit celui-ci, Tarrou dit cela parce qu’il pense que vous auriez pu nous être utile ici. Mais moi, je comprends trop bien votre désir de partir.
Tarrou offrit une autre tournée. Rambert descendit de son tabouret et le regarda en face pour la première fois :
– En quoi vous serais-je utile ?
– Eh bien, dit Tarrou, en tendant la main vers son verre sans se presser, dans nos formations sanitaires.
Rambert reprit cet air de réflexion butée qui lui était habituel et remonta sur son tabouret.
– Ces formations ne vous paraissent-elles pas utiles ? dit Tarrou qui venait de boire et regardait Rambert attentivement.
– Très utiles, dit le journaliste, et il but.
Rieux remarqua que sa main tremblait. Il pensa que décidément, oui, il était tout à fait ivre.
Le lendemain, lorsque Rambert entra pour la deuxième fois dans le restaurant espagnol, il passa au milieu d’un petit groupe d’hommes qui avaient sorti des chaises devant l’entrée et goûtaient un soir vert et or où la chaleur commençait seulement de s’affaisser. Ils fumaient un tabac à l’odeur âcre. À l’intérieur, le restaurant était presque désert. Rambert alla s’asseoir à la table du fond où il avait rencontré Gonzalès, la première fois. Il dit à la serveuse qu’il attendrait. Il était dix-neuf heures trente. Peu à peu, les hommes rentrèrent dans la salle à manger et s’installèrent. On commença à les servir et la voûte surbaissée s’emplit de bruits de couverts et de conversations sourdes. À vingt heures, Rambert attendait toujours. On donna de la lumière. De nouveaux clients s’installèrent à sa table. Il commanda son dîner. À vingt heures trente, il avait terminé sans avoir vu Gonzalès, ni les deux jeunes gens. Il fuma des cigarettes. La salle se vidait lentement. Au-dehors, la nuit tombait très rapidement. Un souffle tiède qui venait de la mer soulevait doucement les rideaux des portes-fenêtres. Quand il fut vingt et une heures, Rambert s’aperçut que la salle était vide et que la serveuse le regardait avec étonnement. Il paya et sortit. Face au restaurant, un café était ouvert. Rambert s’installa au comptoir et surveilla l’entrée du restaurant. À vingt et une heures trente, il se dirigea vers son hôtel, cherchant en vain comment rejoindre Gonzalès dont il n’avait pas l’adresse, le cœur désemparé à l’idée de toutes les démarches qu’il faudrait reprendre.