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C’était aussi l’avis de Rambert.

– Demain matin, nous irons chez les petits, on tâchera de tout arranger.

Le lendemain, les petits n’étaient pas chez eux. On leur laissa un rendez-vous pour le lendemain midi, place du Lycée. Et Rambert rentra chez lui avec une expression qui frappa Tarrou, lorsqu’il le rencontra dans l’après-midi.

– Ça ne va pas ? lui demanda Tarrou.

– C’est à force de recommencer, dit Rambert. Et il renouvela son invitation :

– Venez ce soir.

Le soir, quand les deux hommes pénétrèrent dans la chambre de Rambert, celui-ci était étendu. Il se leva, emplit des verres qu’il avait préparés. Rieux, prenant le sien, lui demanda si c’était en bonne voie. Le journaliste dit qu’il avait fait à nouveau un tour complet, qu’il était arrivé au même point et qu’il aurait bientôt son dernier rendez-vous. Il but et ajouta :

– Naturellement, ils ne viendront pas.

– Il ne faut pas en faire un principe, dit Tarrou.

– Vous n’avez pas encore compris, répondit Rambert, en haussant les épaules.

– Quoi donc ?

– La peste.

– Ah ! fit Rieux.

– Non, vous n’avez pas compris que ça consiste à recommencer.

Rambert alla dans un coin de sa chambre et ouvrit un petit phonographe.

– Quel est ce disque ? demanda Tarrou. Je le connais.

Rambert répondit que c’était Saint James Infirmary. Au milieu du disque, on entendit deux coups de feu claquer au loin.

– Un chien ou une évasion, dit Tarrou.

Un moment après, le disque s’acheva et l’appel d’une ambulance se précisa, grandit, passa sous les fenêtres de la chambre d’hôtel, diminua, puis s’éteignit enfin.

– Ce disque n’est pas drôle, dit Rambert. Et puis cela fait bien dix fois que je l’entends aujourd’hui.

– Vous l’aimez tant que cela ?

– Non, mais je n’ai que celui-là.

Et après un moment :

– Je vous dis que ça consiste à recommencer.

Il demanda à Rieux comment marchaient les formations. Il y avait cinq équipes au travail. On espérait en former d’autres. Le journaliste s’était assis sur son lit et paraissait préoccupé par ses ongles. Rieux examinait sa silhouette courte et puissante, ramassée sur le bord du lit. Il s’aperçut tout d’un coup que Rambert le regardait.

– Vous savez, docteur, dit-il, j’ai beaucoup pensé à votre organisation. Si je ne suis pas avec vous, c’est que j’ai mes raisons. Pour le reste, je crois que je saurais encore payer de ma personne, j’ai fait la guerre d’Espagne.

– De quel côté ? demanda Tarrou.

– Du côté des vaincus. Mais depuis, j’ai un peu réfléchi.

– À quoi ? fit Tarrou.

– Au courage. Maintenant je sais que l’homme est capable de grandes actions. Mais s’il n’est pas capable d’un grand sentiment, il ne m’intéresse pas.

– On a l’impression qu’il est capable de tout, dit Tarrou.

– Mais non, il est incapable de souffrir ou d’être heureux longtemps. Il n’est donc capable de rien qui vaille.

Il les regardait, et puis :

– Voyons, Tarrou, êtes-vous capable de mourir pour un amour ?

– Je ne sais pas, mais il me semble que non, maintenant.

– Voilà. Et vous êtes capable de mourir pour une idée, c’est visible à l’œil nu. Eh bien, moi, j’en ai assez des gens qui meurent pour une idée. Je ne crois pas à l’héroïsme, je sais que c’est facile et j’ai appris que c’était meurtrier. Ce qui m’intéresse, c’est qu’on vive et qu’on meure de ce qu’on aime.

Rieux avait écouté le journaliste avec attention. Sans cesser de le regarder, il dit avec douceur :

– L’homme n’est pas une idée, Rambert.

L’autre sautait de son lit, le visage enflammé de passion.

– C’est une idée, et une idée courte, à partir du moment où il se détourne de l’amour. Et justement, nous ne sommes plus capables d’amour. Résignons-nous, docteur. Attendons de le devenir et si vraiment ce n’est pas possible, attendons la délivrance générale sans jouer au héros. Moi, je ne vais pas plus loin.

Rieux se leva, avec un air de soudaine lassitude.

– Vous avez raison, Rambert, tout à fait raison, et pour rien au monde je ne voudrais vous détourner de ce que vous allez faire, qui me paraît juste et bon. Mais il faut cependant que je vous le dise : il ne s’agit pas d’héroïsme dans tout cela. Il s’agit d’honnêteté. C’est une idée qui peut faire rire, mais la seule façon de lutter contre la peste, c’est l’honnêteté.

– Qu’est-ce que l’honnêteté ? dit Rambert, d’un air soudain sérieux.

– Je ne sais pas ce qu’elle est en général. Mais dans mon cas, je sais qu’elle consiste à faire mon métier.

– Ah ! dit Rambert, avec rage, je ne sais pas quel est mon métier. Peut-être en effet suis-je dans mon tort en choisissant l’amour.

Rieux lui fit face :

– Non, dit-il avec force, vous n’êtes pas dans votre tort.

Rambert les regardait pensivement.

– Vous deux, je suppose que vous n’avez rien à perdre dans tout cela. C’est plus facile d’être du bon côté.

Rieux vida son verre.

– Allons, dit-il, nous avons à faire.

Il sortit.

Tarrou le suivit, mais parut se raviser au moment de sortir, se retourna vers le journaliste et lui dit :

– Savez-vous que la femme de Rieux se trouve dans une maison de santé à quelques centaines de kilomètres d’ici ?

Rambert eut un geste de surprise, mais Tarrou était déjà parti.

À la première heure, le lendemain, Rambert téléphonait au docteur :

– Accepteriez-vous que je travaille avec vous jusqu’à ce que j’aie trouvé le moyen de quitter la ville ?

Il y eut un silence au bout du fil, et puis :

– Oui, Rambert. Je vous remercie.

III

 

Ainsi, à longueur de semaine, les prisonniers de la peste se débattirent comme ils le purent. Et quelques-uns d’entre eux, comme Rambert, arrivaient même à imaginer, on le voit, qu’ils agissaient encore en hommes libres, qu’ils pouvaient encore choisir. Mais, en fait, on pouvait dire à ce moment, au milieu du mois d’août, que la peste avait tout recouvert. Il n’y avait plus alors de destins individuels, mais une histoire collective qui était la peste et des sentiments partagés par tous. Le plus grand était la séparation et l’exil, avec ce que cela comportait de peur et de révolte. Voilà pourquoi le narrateur croit qu’il convient, à ce sommet de la chaleur et de la maladie, de décrire la situation générale et, à titre d’exemple, les violences de nos concitoyens vivants, les enterrements des défunts et la souffrance des amants séparés.

C’est au milieu de cette année-là que le vent se leva et souffla pendant plusieurs jours sur la cité empestée. Le vent est particulièrement redouté des habitants d’Oran parce qu’il ne rencontre aucun obstacle naturel sur le plateau où elle est construite et qu’il s’engouffre ainsi dans les rues avec toute sa violence. Après ces longs mois où pas une goutte d’eau n’avait rafraîchi la ville, elle s’était couverte d’un enduit gris qui s’écailla sous le souffle du vent. Ce dernier soulevait ainsi des vagues de poussière et de papiers qui battaient les jambes des promeneurs devenus plus rares. On les voyait se hâter par les rues, courbés en avant, un mouchoir ou la main sur la bouche. Le soir, au lieu des rassemblements où l’on tentait de prolonger le plus possible ces jours dont chacun pouvait être le dernier, on rencontrait de petits groupes de gens pressés de rentrer chez eux ou dans des cafés, si bien que pendant quelques jours, au crépuscule qui arrivait bien plus vite à cette époque, les rues étaient désertes et le vent seul y poussait des plaintes continues. De la mer soulevée et toujours invisible montait une odeur d’algues et de sel. Cette ville déserte, blanchie de poussière, saturée d’odeurs marines, toute sonore des cris du vent, gémissait alors comme une île malheureuse.