Выбрать главу

Dans tous les cas, à supposer qu’on veuille avoir une idée juste de l’état d’esprit où se trouvaient les séparés de notre ville, il faudrait de nouveau évoquer ces éternels soirs dorés et poussiéreux, qui tombaient sur la cité sans arbres, pendant qu’hommes et femmes se déversaient dans toutes les rues. Car, étrangement, ce qui montait alors vers les terrasses encore ensoleillées, en l’absence des bruits de véhicules et de machines qui font d’ordinaire tout le langage des villes, ce n’était qu’une énorme rumeur de pas et de voix sourdes, le douloureux glissement de milliers de semelles rythmé par le sifflement du fléau dans le ciel alourdi, un piétinement interminable et étouffant enfin, qui remplissait peu à peu toute la ville et qui, soir après soir, donnait sa voix la plus fidèle et la plus morne à l’obstination aveugle qui, dans nos cœurs, remplaçait alors l’amour.

IV

 

Pendant les mois de septembre et d’octobre, la peste garda la ville repliée sous elle. Puisqu’il s’agissait de piétinements, plusieurs centaines de milliers d’hommes piétinèrent encore, pendant des semaines qui n’en finissaient pas. La brume, la chaleur et la pluie se succédèrent dans le ciel. Des bandes silencieuses d’étourneaux et de grives, venant du sud, passèrent très haut, mais contournèrent la ville, comme si le fléau de Paneloux, l’étrange pièce de bois qui tournait en sifflant au-dessus des maisons, les tenait à l’écart. Au début d’octobre, de grandes averses balayèrent les rues. Et pendant tout ce temps, rien de plus important ne se produisit que ce piétinement énorme.

Rieux et ses amis découvrirent alors à quel point ils étaient fatigués. En fait, les hommes des formations sanitaires n’arrivaient plus à digérer cette fatigue. Le docteur Rieux s’en apercevait en observant sur ses amis et sur lui-même les progrès d’une curieuse indifférence. Par exemple, ces hommes qui, jusqu’ici, avaient montré un si vif intérêt pour toutes les nouvelles qui concernaient la peste ne s’en préoccupaient plus du tout. Rambert, qu’on avait chargé provisoirement de diriger une des maisons de quarantaine, installée depuis peu dans son hôtel, connaissait parfaitement le nombre de ceux qu’il avait en observation. Il était au courant des moindres détails du système d’évacuation immédiate qu’il avait organisé pour ceux qui montraient subitement des signes de la maladie. La statistique des effets du sérum sur les quarantaines était gravée dans sa mémoire. Mais il était incapable de dire le chiffre hebdomadaire des victimes de la peste, il ignorait réellement si elle était en avance ou en recul. Et lui, malgré tout, gardait l’espoir d’une évasion prochaine.

Quant aux autres, absorbés dans leur travail jour et nuit, ils ne lisaient les journaux ni n’entendaient la radio. Et si on leur annonçait un résultat, ils faisaient mine de s’y intéresser, mais ils l’accueillaient en fait avec cette indifférence distraite qu’on imagine aux combattants des grandes guerres, épuisés de travaux, appliqués seulement à ne pas défaillir dans leur devoir quotidien et n’espérant plus ni l’opération décisive, ni le jour de l’armistice.

Grand, qui continuait à effectuer les calculs nécessités par la peste, eût certainement été incapable d’en indiquer les résultats généraux. Au contraire de Tarrou, de Rambert et de Rieux, visiblement durs à la fatigue, sa santé n’avait jamais été bonne. Or, il cumulait ses fonctions d’auxiliaire à la mairie, son secrétariat chez Rieux et ses travaux nocturnes. On pouvait le voir ainsi dans un continuel état d’épuisement, soutenu par deux ou trois idées fixes, comme celle de s’offrir des vacances complètes après la peste, pendant une semaine au moins, et de travailler alors de façon positive, « chapeau bas », à ce qu’il avait en train. Il était sujet aussi à de brusques attendrissements et, dans ces occasions, il parlait volontiers de Jeanne à Rieux, se demandait où elle pouvait être au moment même, et si, lisant les journaux, elle pensait à lui. C’est avec lui que Rieux se surprit un jour à parler de sa propre femme sur le ton le plus banal, ce qu’il n’avait jamais fait jusque-là. Incertain du crédit qu’il fallait attacher aux télégrammes toujours rassurants de sa femme, il s’était décidé à câbler au médecin-chef de l’établissement où elle se soignait. En retour, il avait reçu l’annonce d’une aggravation dans l’état de la malade et l’assurance que tout serait fait pour enrayer les progrès du mal. Il avait gardé pour lui la nouvelle et il ne s’expliquait pas, sinon par la fatigue, comment il avait pu la confier à Grand. L’employé, après lui avoir parlé de Jeanne, l’avait questionné sur sa femme et Rieux avait répondu. « Vous savez, avait dit Grand, ça se guérit très bien maintenant. » Et Rieux avait acquiescé, disant simplement que la séparation commençait à être longue et que lui aurait peut-être aidé sa femme à triompher de sa maladie, alors qu’aujourd’hui, elle devait se sentir tout à fait seule. Puis il s’était tu et n’avait plus répondu qu’évasivement aux questions de Grand.

Les autres étaient dans le même état. Tarrou résistait mieux, mais ses carnets montrent que si sa curiosité n’avait pas diminué de profondeur, elle avait perdu de sa diversité. Pendant toute cette période, en effet, il ne s’intéressait apparemment qu’à Cottard. Le soir, chez Rieux, où il avait fini par s’installer depuis que l’hôtel avait été transformé en maison de quarantaine, c’est à peine s’il écoutait Grand ou le docteur énoncer les résultats. Il ramenait tout de suite la conversation sur les petits détails de la vie oranaise qui l’occupaient généralement.

Quant à Castel, le jour où il vint annoncer au docteur que le sérum était prêt, et après qu’ils eurent décidé de faire le premier essai sur le petit garçon de M. Othon qu’on venait d’amener à l’hôpital et dont le cas semblait désespéré à Rieux, celui-ci communiquait à son vieil ami les dernières statistiques, quand il s’aperçut que son interlocuteur s’était endormi profondément au creux de son fauteuil. Et devant ce visage où, d’habitude, un air de douceur et d’ironie mettait une perpétuelle jeunesse et qui, soudain abandonné, un filet de salive rejoignant les lèvres entrouvertes, laissait voir son usure et sa vieillesse, Rieux sentit sa gorge se serrer.

C’est à de telles faiblesses que Rieux pouvait juger de sa fatigue. Sa sensibilité lui échappait. Nouée la plupart du temps, durcie et desséchée, elle crevait de loin en loin et l’abandonnait à des émotions dont il n’avait plus la maîtrise. Sa seule défense était de se réfugier dans ce durcissement et de resserrer le nœud qui s’était formé en lui. Il savait bien que c’était la bonne manière de continuer. Pour le reste, il n’avait pas beaucoup d’illusions et sa fatigue lui ôtait celles qu’il conservait encore. Car il savait que, pour une période dont il n’apercevait pas le terme, son rôle n’était plus de guérir. Son rôle était de diagnostiquer. Découvrir, voir, décrire, enregistrer, puis condamner, c’était sa tâche. Des épouses lui prenaient le poignet et hurlaient : « Docteur, donnez-lui la vie ! » Mais il n’était pas là pour donner la vie, il était là pour ordonner l’isolement. À quoi servait la haine qu’il lisait alors sur les visages ? « Vous n’avez pas de cœur », lui avait-on dit un jour. Mais si, il en avait un. Il lui servait à supporter les vingt heures par jour où il voyait mourir des hommes qui étaient faits pour vivre. Il lui servait à recommencer tous les jours. Désormais, il avait juste assez de cœur pour ça. Comment ce cœur aurait-il suffi à donner la vie ?

Non, ce n’étaient pas des secours qu’il distribuait à longueur de journée, mais des renseignements. Cela ne pouvait pas s’appeler un métier d’homme, bien entendu. Mais, après tout, à qui donc, parmi cette foule terrorisée et décimée, avait-on laissé le loisir d’exercer son métier d’homme ? C’était encore heureux qu’il y eût la fatigue. Si Rieux avait été plus frais, cette odeur de mort partout répandue eût pu le rendre sentimental. Mais quand on n’a dormi que quatre heures, on n’est pas sentimental. On voit les choses comme elles sont, c’est-à-dire qu’on les voit selon la justice, la hideuse et dérisoire justice. Et les autres, les condamnés, le sentaient bien eux aussi. Avant la peste, on le recevait comme un sauveur. Il allait tout arranger avec trois pilules et une seringue, et on lui serrait le bras en le conduisant le long des couloirs. C’était flatteur, mais dangereux. Maintenant, au contraire, il se présentait avec des soldats, et il fallait des coups de crosse pour que la famille se décidât à ouvrir. Ils auraient voulu l’entraîner et entraîner l’humanité entière avec eux dans la mort. Ah ! il était bien vrai que les hommes ne pouvaient pas se passer des hommes, qu’il était aussi démuni que ces malheureux et qu’il méritait ce même tremblement de pitié qu’il laissait grandir en lui lorsqu’il les avait quittés.