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Il arrivait souvent à Tarrou de sortir le soir avec Cottard. Il racontait ensuite, dans ses carnets, comment ils plongeaient dans la foule sombre des crépuscules ou des nuits, épaule contre épaule, s’immergeant dans une masse blanche et noire où, de loin en loin, une lampe mettait de rares éclats, et accompagnant le troupeau humain vers les plaisirs chaleureux qui le défendaient contre le froid de la peste. Ce que Cottard, quelques mois auparavant, cherchait dans les lieux publics, le luxe et la vie ample, ce dont il rêvait sans pouvoir se satisfaire, c’est-à-dire la jouissance effrénée, un peuple entier s’y portait maintenant. Alors que le prix de toutes choses montait irrésistiblement, on n’avait jamais tant gaspillé d’argent, et quand le nécessaire manquait à la plupart, on n’avait jamais mieux dissipé le superflu. On voyait se multiplier tous les jeux d’une oisiveté qui n’était pourtant que du chômage. Tarrou et Cottard suivaient parfois, pendant de longues minutes, un de ces couples qui, auparavant, s’appliquaient à cacher ce qui les liait et qui, à présent, serrés l’un contre l’autre, marchaient obstinément à travers la ville, sans voir la foule qui les entourait, avec la distraction un peu fixe des grandes passions. Cottard s’attendrissait : « Ah ! les gaillards ! » disait-il. Et il parlait haut, s’épanouissait au milieu de la fièvre collective, des pourboires royaux qui sonnaient autour d’eux et des intrigues qui se nouaient devant leurs yeux.

Cependant, Tarrou estimait qu’il entrait peu de méchanceté dans l’attitude de Cottard. Son « J’ai connu ça avant eux » marquait plus de malheur que de triomphe. « Je crois, disait Tarrou, qu’il commence à aimer ces hommes emprisonnés entre le ciel et les murs de leur ville. Par exemple, il leur expliquerait volontiers, s’il le pouvait, que ce n’est pas si terrible que ça : “Vous les entendez, m’a-t-il affirmé : après la peste je ferai ceci, après la peste je ferai cela… Ils s’empoisonnent l’existence au lieu de rester tranquilles. Et ils ne se rendent même pas compte de leurs avantages. Est-ce que je pouvais dire, moi : après mon arrestation, je ferai ceci ? L’arrestation est un commencement, ce n’est pas une fin. Tandis que la peste… Vous voulez mon avis ? Ils sont malheureux parce qu’ils ne se laissent pas aller. Et je sais ce que je dis.”

« Il sait en effet ce qu’il dit, ajoutait Tarrou. Il juge à leur vrai prix les contradictions des habitants d’Oran qui, dans le même temps où ils ressentent profondément le besoin de chaleur qui les rapproche, ne peuvent s’y abandonner cependant à cause de la méfiance qui les éloigne les uns des autres. On sait trop bien qu’on ne peut pas avoir confiance en son voisin, qu’il est capable de vous donner la peste à votre insu et de profiter de votre abandon pour vous infecter. Quand on a passé son temps, comme Cottard, à voir des indicateurs possibles dans tous ceux de qui, pourtant, on recherchait la compagnie, on peut comprendre ce sentiment. On compatit très bien avec des gens qui vivent dans l’idée que la peste peut, du jour au lendemain, leur mettre la main sur l’épaule et qu’elle se prépare peut-être à le faire, au moment où l’on se réjouit d’être encore sain et sauf. Autant que cela est possible, il est à l’aise dans la terreur. Mais parce qu’il a ressenti tout cela avant eux, je crois qu’il ne peut pas éprouver tout à fait avec eux la cruauté de cette incertitude. En somme, avec nous, nous qui ne sommes pas encore morts de la peste, il sent bien que sa liberté et sa vie sont tous les jours à la veille d’être détruites. Mais puisque lui-même a vécu dans la terreur, il trouve normal que les autres la connaissent à leur tour. Plus exactement, la terreur lui paraît alors moins lourde à porter que s’il y était tout seul. C’est en cela qu’il a tort et qu’il est plus difficile à comprendre que d’autres. Mais, après tout, c’est en cela qu’il mérite plus que d’autres qu’on essaie de le comprendre. »

Enfin, les pages de Tarrou se terminent sur un récit qui illustre cette conscience singulière qui venait en même temps à Cottard et aux pestiférés. Ce récit restitue à peu près l’atmosphère difficile de cette époque et c’est pourquoi le narrateur y attache de l’importance.

Ils étaient allés à l’Opéra municipal où l’on jouait Orphée et Eurydice. Cottard avait invité Tarrou. Il s’agissait d’une troupe qui était venue, au printemps de la peste, donner des représentations dans notre ville. Bloquée par la maladie, cette troupe s’était vue contrainte, après accord avec notre Opéra, de rejouer son spectacle, une fois par semaine. Ainsi, depuis des mois, chaque vendredi, notre théâtre municipal retentissait des plaintes mélodieuses d’Orphée et des appels impuissants d’Eurydice. Cependant, ce spectacle continuait de connaître la faveur du public et faisait toujours de grosses recettes. Installés aux places les plus chères, Cottard et Tarrou dominaient un parterre gonflé à craquer par les plus élégants de nos concitoyens. Ceux qui arrivaient s’appliquaient visiblement à ne pas manquer leur entrée. Sous la lumière éblouissante de l’avant-rideau, pendant que les musiciens accordaient discrètement leurs instruments, les silhouettes se détachaient avec précision, passaient d’un rang à l’autre, s’inclinaient avec grâce. Dans le léger brouhaha d’une conversation de bon ton, les hommes reprenaient l’assurance qui leur manquait quelques heures auparavant, parmi les rues noires de la ville. L’habit chassait la peste.

Pendant tout le premier acte, Orphée se plaignit avec facilité, quelques femmes en tuniques commentèrent avec grâce son malheur, et l’amour fut chanté en ariettes. La salle réagit avec une chaleur discrète. C’est à peine si on remarqua qu’Orphée introduisait, dans son air du deuxième acte, des tremblements qui n’y figuraient pas, et demandait avec un léger excès de pathétique, au maître des Enfers, de se laisser toucher par ses pleurs. Certains gestes saccadés qui lui échappèrent apparurent aux plus avisés comme un effet de stylisation qui ajoutait encore à l’interprétation du chanteur.

Il fallut le grand duo d’Orphée et d’Eurydice au troisième acte (c’était le moment où Eurydice échappait à son amant) pour qu’une certaine surprise courût dans la salle. Et comme si le chanteur n’avait attendu que ce mouvement du public, ou, plus certainement encore, comme si la rumeur venue du parterre l’avait confirmé dans ce qu’il ressentait, il choisit ce moment pour avancer vers la rampe d’une façon grotesque, bras et jambes écartés dans son costume à l’antique, et pour s’écrouler au milieu des bergeries du décor qui n’avaient jamais cessé d’être anachroniques mais qui, aux yeux des spectateurs, le devinrent pour la première fois, et de terrible façon. Car, dans le même temps, l’orchestre se tut, les gens du parterre se levèrent et commencèrent lentement à évacuer la salle, d’abord en silence comme on sort d’une église, le service fini, ou d’une chambre mortuaire après une visite, les femmes rassemblant leurs jupes et sortant tête baissée, les hommes guidant leurs compagnes par le coude et leur évitant le heurt des strapontins. Mais, peu à peu, le mouvement se précipita, le chuchotement devint exclamation et la foule afflua vers les sorties et s’y pressa, pour finir par s’y bousculer en criant. Cottard et Tarrou, qui s’étaient seulement levés, restaient seuls en face d’une des images de ce qui était leur vie d’alors : la peste sur la scène sous l’aspect d’un histrion désarticulé et, dans la salle, tout un luxe devenu inutile sous la forme d’éventails oubliés et de dentelles traînant sur le rouge des fauteuils.

Rambert, pendant les premiers jours du mois de septembre, avait sérieusement travaillé aux côtés de Rieux. Il avait simplement demandé une journée de congé le jour où il devait rencontrer Gonzalès et les deux jeunes gens devant le lycée de garçons.