– Encore là ? dit-il.
– Oui, je voudrais parler à Rieux.
– Il est dans la salle. Mais si cela peut s’arranger sans lui, il vaudrait mieux.
– Pourquoi ?
– Il est surmené. Je lui évite ce que je peux.
Rambert regardait Tarrou. Celui-ci avait maigri. La fatigue lui brouillait les yeux et les traits. Ses fortes épaules étaient ramassées en boule. On frappa à la porte, et un infirmier entra, masqué de blanc. Il déposa sur le bureau de Tarrou un paquet de fiches et, d’une voix que le linge étouffait, dit seulement : « Six », puis sortit. Tarrou regarda le journaliste et lui montra les fiches qu’il déploya en éventail.
– De belles fiches, hein ? Eh bien, non, ce sont des morts de la nuit.
Son front s’était creusé. Il replia le paquet de fiches.
– La seule chose qui nous reste, c’est la comptabilité. Tarrou se leva, prenant appui sur la table.
– Allez-vous bientôt partir ?
– Ce soir, à minuit.
Tarrou dit que cela lui faisait plaisir et que Rambert devait veiller sur lui.
– Dites-vous cela sincèrement ?
Tarrou haussa les épaules :
– À mon âge, on est forcément sincère. Mentir est trop fatigant.
– Tarrou, dit le journaliste, je voudrais voir le docteur. Excusez-moi.
– Je sais. Il est plus humain que moi. Allons-y.
– Ce n’est pas cela, dit Rambert avec difficulté. Et il s’arrêta.
Tarrou le regarda et, tout d’un coup, lui sourit.
Ils suivirent un petit couloir dont les murs étaient peints en vert clair et où flottait une lumière d’aquarium. Juste avant d’arriver à une double porte vitrée, derrière laquelle on voyait un curieux mouvement d’ombres, Tarrou fit entrer Rambert dans une très petite salle, entièrement tapissée de placards. Il ouvrit l’un d’eux, tira d’un stérilisateur deux masques de gaze hydrophile, en tendit un à Rambert et l’invita à s’en couvrir. Le journaliste demanda si cela servait à quelque chose et Tarrou répondit que non, mais que cela donnait confiance aux autres.
Ils poussèrent la porte vitrée. C’était une immense salle, aux fenêtres hermétiquement closes, malgré la saison. Dans le haut des murs ronronnaient des appareils qui renouvelaient l’air, et leurs hélices courbes brassaient l’air crémeux et surchauffé, au-dessus de deux rangées de lits gris. De tous les côtés, montaient des gémissements sourds ou aigus qui ne faisaient qu’une plainte monotone. Des hommes, habillés de blanc, se déplaçaient avec lenteur, dans la lumière cruelle que déversaient les hautes baies garnies de barreaux. Rambert se sentit mal à l’aise dans la terrible chaleur de cette salle et il eut de la peine à reconnaître Rieux, penché au-dessus d’une forme gémissante. Le docteur incisait les aines du malade que deux infirmières, de chaque côté du lit, tenaient écartelé. Quand il se releva, il laissa tomber ses instruments dans le plateau qu’un aide lui tendait et resta un moment immobile, à regarder l’homme qu’on était en train de panser.
– Quoi de nouveau ? dit-il à Tarrou qui s’approchait.
– Paneloux accepte de remplacer Rambert à la maison de quarantaine. Il a déjà beaucoup fait. Il restera la troisième équipe de prospection à regrouper sans Rambert.
Rieux approuva de la tête.
– Castel a achevé ses premières préparations. Il propose un essai.
– Ah ! dit Rieux, cela est bien.
– Enfin, il y a ici Rambert.
Rieux se retourna. Par-dessus le masque, ses yeux se plissèrent en apercevant le journaliste.
– Que faites-vous ici ? dit-il. Vous devriez être ailleurs.
Tarrou dit que c’était pour ce soir à minuit et Rambert ajouta : « En principe. »
Chaque fois que l’un d’eux parlait, le masque de gaze se gonflait et s’humidifiait à l’endroit de la bouche. Cela faisait une conversation un peu irréelle, comme un dialogue de statues.
– Je voudrais vous parler, dit Rambert.
– Nous sortirons ensemble, si vous le voulez bien. Attendez-moi dans le bureau de Tarrou.
Un moment après, Rambert et Rieux s’installaient à l’arrière de la voiture du docteur. Tarrou conduisait.
– Plus d’essence, dit celui-ci en démarrant. Demain, nous irons à pied.
– Docteur, dit Rambert, je ne pars pas et je veux rester avec vous.
Tarrou ne broncha pas. Il continuait de conduire. Rieux semblait incapable d’émerger de sa fatigue.
– Et elle ? dit-il d’une voix sourde.
Rambert dit qu’il avait encore réfléchi, qu’il continuait à croire ce qu’il croyait, mais que s’il partait, il aurait honte. Cela le gênerait pour aimer celle qu’il avait laissée. Mais Rieux se redressa et dit d’une voix ferme que cela était stupide et qu’il n’y avait pas de honte à préférer le bonheur.
– Oui, dit Rambert, mais il peut y avoir de la honte à être heureux tout seul.
Tarrou, qui s’était tu jusque-là, sans tourner la tête vers eux, fit remarquer que si Rambert voulait partager le malheur des hommes, il n’aurait plus jamais de temps pour le bonheur. Il fallait choisir.
– Ce n’est pas cela, dit Rambert. J’ai toujours pensé que j’étais étranger à cette ville et que je n’avais rien à faire avec vous. Mais maintenant que j’ai vu ce que j’ai vu, je sais que je suis d’ici, que je le veuille ou non. Cette histoire nous concerne tous.
Personne ne répondit et Rambert parut s’impatienter.
– Vous le savez bien d’ailleurs ! Ou sinon que feriez-vous dans cet hôpital ? Avez-vous donc choisi, vous, et renoncé au bonheur ?
Ni Tarrou ni Rieux ne répondirent encore. Le silence dura longtemps, jusqu’à ce qu’on approchât de la maison du docteur. Et Rambert, de nouveau, posa sa dernière question, avec plus de force encore. Et, seul, Rieux se tourna vers lui. Il se souleva avec effort :
– Pardonnez-moi, Rambert, dit-il, mais je ne le sais pas. Restez avec nous puisque vous le désirez.
Une embardée de l’auto le fit taire. Puis il reprit en regardant devant lui :
– Rien au monde ne vaut qu’on se détourne de ce qu’on aime. Et pourtant je m’en détourne, moi aussi, sans que je puisse savoir pourquoi.
Il se laissa retomber sur son coussin.
– C’est un fait, voilà tout, dit-il avec lassitude. Enregistrons-le et tirons-en les conséquences.
– Quelles conséquences ? demanda Rambert.
– Ah ! dit Rieux, on ne peut pas en même temps guérir et savoir. Alors guérissons le plus vite possible. C’est le plus pressé.
À minuit, Tarrou et Rieux faisaient à Rambert le plan du quartier qu’il était chargé de prospecter, quand Tarrou regarda sa montre. Relevant la tête, il rencontra le regard de Rambert.
– Avez-vous prévenu ? Le journaliste détourna les yeux :
– J’avais envoyé un mot, dit-il avec effort, avant d’aller vous voir.
Ce fut dans les derniers jours d’octobre que le sérum de Castel fut essayé. Pratiquement, il était le dernier espoir de Rieux. Dans le cas d’un nouvel échec, le docteur était persuadé que la ville serait livrée aux caprices de la maladie, soit que l’épidémie prolongeât ses effets pendant de longs mois encore, soit qu’elle décidât de s’arrêter sans raison.
La veille même du jour où Castel vint visiter Rieux, le fils de M. Othon était tombé malade et toute la famille avait dû gagner la quarantaine. La mère, qui en était sortie peu auparavant, se vit donc isolée pour la seconde fois. Respectueux des consignes données, le juge avait fait appeler le docteur Rieux, dès qu’il reconnut, sur le corps de l’enfant, les signes de la maladie. Quand Rieux arriva, le père et la mère étaient debout au pied du lit. La petite fille avait été éloignée. L’enfant était dans la période d’abattement et se laissa examiner sans se plaindre. Quand le docteur releva la tête, il rencontra le regard du juge et, derrière lui, le visage pâle de la mère qui avait mis un mouchoir sur sa bouche et suivait les gestes du docteur avec des yeux élargis.