Un auteur profane, dans le dernier siècle, avait prétendu révéler le secret de l’Église en affirmant qu’il n’y avait pas de Purgatoire. Il sous-entendait par là qu’il n’y avait pas de demi-mesures, qu’il n’y avait que le Paradis et l’Enfer et qu’on ne pouvait être que sauvé ou damné, selon ce qu’on avait choisi. C’était, à en croire Paneloux, une hérésie comme il n’en pouvait naître qu’au sein d’une âme libertine. Car il y avait un Purgatoire. Mais il était sans doute des époques où ce Purgatoire ne devait pas être trop espéré, il était des époques où l’on ne pouvait parler de péché véniel. Tout péché était mortel et toute indifférence criminelle. C’était tout ou ce n’était rien.
Paneloux s’arrêta, et Rieux entendit mieux à ce moment, sous les portes, les plaintes du vent qui semblait redoubler au-dehors. Le père disait au même instant que la vertu d’acceptation totale dont il parlait ne pouvait être comprise au sens restreint qu’on lui donnait d’ordinaire, qu’il ne s’agissait pas de la banale résignation, ni même de la difficile humilité. Il s’agissait d’humiliation, mais d’une humiliation où l’humilié était consentant. Certes, la souffrance d’un enfant était humiliante pour l’esprit et le cœur. Mais c’est pourquoi il fallait y entrer. Mais c’est pourquoi, et Paneloux assura son auditoire que ce qu’il allait dire n’était pas facile à dire, il fallait la vouloir parce que Dieu la voulait. Ainsi seulement le chrétien n’épargnerait rien et, toutes issues fermées, irait au fond du choix essentiel. Il choisirait de tout croire pour ne pas être réduit à tout nier. Et comme les braves femmes qui, dans les églises en ce moment, ayant appris que les bubons qui se formaient étaient la voie naturelle par où le corps rejetait son infection, disaient : « Mon Dieu, donnez-lui des bubons », le chrétien saurait s’abandonner à la volonté divine, même incompréhensible. On ne pouvait dire : « Cela je le comprends ; mais ceci est inacceptable », il fallait sauter au cœur de cet inacceptable qui nous était offert, justement pour que nous fissions notre choix. La souffrance des enfants était notre pain amer, mais sans ce pain, notre âme périrait de sa faim spirituelle.
Ici le remue-ménage assourdi qui accompagnait généralement les pauses du père Paneloux commençait à se faire entendre quand, inopinément, le prédicateur reprit avec force en faisant mine de demander à la place de ses auditeurs quelle était, en somme, la conduite à tenir. Il s’en doutait bien, on allait prononcer le mot effrayant de fatalisme. Eh bien, il ne reculerait pas devant le terme si on lui permettait seulement d’y joindre l’adjectif « actif ». Certes, et encore une fois, il ne fallait pas imiter les chrétiens d’Abyssinie dont il avait parlé. Il ne fallait même pas penser à rejoindre ces pestiférés perses qui lançaient leurs hardes sur les piquets sanitaires chrétiens en invoquant le ciel à haute voix pour le prier de donner la peste à ces infidèles qui voulaient combattre le mal envoyé par Dieu. Mais à l’inverse, il ne fallait pas imiter non plus les moines du Caire qui, dans les épidémies du siècle passé, donnaient la communion en prenant l’hostie avec des pincettes pour éviter le contact de ces bouches humides et chaudes où l’infection pouvait dormir. Les pestiférés perses et les moines péchaient également. Car, pour les premiers, la souffrance d’un enfant ne comptait pas et, pour les seconds, au contraire, la crainte bien humaine de la douleur avait tout envahi. Dans les deux cas, le problème était escamoté. Tous restaient sourds à la voix de Dieu. Mais il était d’autres exemples que Paneloux voulait rappeler. Si on en croyait le chroniqueur de la grande peste de Marseille, sur les quatre-vingt-un religieux du couvent de la Mercy, quatre seulement survécurent à la fièvre. Et sur ces quatre, trois s’enfuirent. Ainsi parlaient les chroniqueurs et ce n’était pas leur métier d’en dire plus. Mais en lisant ceci, toute la pensée du père Paneloux allait à celui qui était resté seul, malgré soixante-dix-sept cadavres, et malgré surtout l’exemple de ses trois frères. Et le père, frappant du poing sur le rebord de la chaire, s’écria : « Mes frères, il faut être celui qui reste ! »
Il ne s’agissait pas de refuser les précautions, l’ordre intelligent qu’une société introduisait dans le désordre d’un fléau. Il ne fallait pas écouter ces moralistes qui disaient qu’il fallait se mettre à genoux et tout abandonner. Il fallait seulement commencer de marcher en avant, dans la ténèbre, un peu à l’aveuglette, et essayer de faire du bien. Mais pour le reste, il fallait demeurer, et accepter de s’en remettre à Dieu, même pour la mort des enfants, et sans chercher de recours personnel.
Ici, le père Paneloux évoqua la haute figure de l’évêque Belzunce pendant la peste de Marseille. Il rappela que, vers la fin de l’épidémie, l’évêque ayant fait tout ce qu’il devait faire, croyant qu’il n’était plus de remède, s’enferma avec des vivres dans sa maison qu’il fit murer ; que les habitants dont il était l’idole, par un retour de sentiment tel qu’on en trouve dans l’excès des douleurs, se fâchèrent contre lui, entourèrent sa maison de cadavres pour l’infecter et jetèrent même des corps par-dessus les murs, pour le faire périr plus sûrement. Ainsi l’évêque, dans une dernière faiblesse, avait cru s’isoler dans le monde de la mort et les morts lui tombaient du ciel sur la tête. Ainsi encore de nous, qui devions nous persuader qu’il n’est pas d’île dans la peste. Non, il n’y avait pas de milieu. Il fallait admettre le scandale parce qu’il nous fallait choisir de haïr Dieu ou de l’aimer. Et qui oserait choisir la haine de Dieu ?
« Mes frères, dit enfin Paneloux en annonçant qu’il concluait, l’amour de Dieu est un amour difficile. Il suppose l’abandon total de soi-même et le dédain de sa personne. Mais lui seul peut effacer la souffrance et la mort des enfants, lui seul en tout cas la rendre nécessaire, parce qu’il est impossible de la comprendre et qu’on ne peut que la vouloir. Voilà la difficile leçon que je voulais partager avec vous. Voilà la foi, cruelle aux yeux des hommes, décisive aux yeux de Dieu, dont il faut se rapprocher. À cette image terrible, il faut que nous nous égalions. Sur ce sommet, tout se confondra et s’égalisera, la vérité jaillira de l’apparente injustice. C’est ainsi que, dans beaucoup d’églises du Midi de la France, des pestiférés dorment depuis des siècles sous les dalles du chœur, et des prêtres parlent au-dessus de leurs tombeaux, et l’esprit qu’ils propagent jaillit de cette cendre où des enfants ont pourtant mis leur part. »
Quand Rieux sortit, un vent violent s’engouffra par la porte entrouverte et assaillit en pleine face les fidèles. Il apportait dans l’église une odeur de pluie, un parfum de trottoir mouillé qui leur laissait deviner l’aspect de la ville avant qu’ils fussent sortis. Devant le docteur Rieux, un vieux prêtre et un jeune diacre qui sortaient à ce moment eurent du mal à retenir leur coiffure. Le plus âgé ne cessa pas pour autant de commenter le prêche. Il rendait hommage à l’éloquence de Paneloux, mais il s’inquiétait des hardiesses de pensée que le père avait montrées. Il estimait que ce prêche montrait plus d’inquiétude que de force, et, à l’âge de Paneloux, un prêtre n’avait pas le droit d’être inquiet. Le jeune diacre, la tête baissée pour se protéger du vent, assura qu’il fréquentait beaucoup le père, qu’il était au courant de son évolution et que son traité serait beaucoup plus hardi encore et n’aurait sans doute pas l’imprimatur.