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– Quelle est donc son idée ? dit le vieux prêtre.

Ils étaient arrivés sur le parvis et le vent les entourait en hurlant, coupant la parole au plus jeune. Quand il put parler, il dit seulement :

– Si un prêtre consulte un médecin, il y a contradiction.

À Rieux qui lui rapportait les paroles de Paneloux, Tarrou dit qu’il connaissait un prêtre qui avait perdu la foi pendant la guerre en découvrant un visage de jeune homme aux yeux crevés.

– Paneloux a raison, dit Tarrou. Quand l’innocence a les yeux crevés, un chrétien doit perdre la foi ou accepter d’avoir les yeux crevés. Paneloux ne veut pas perdre la foi, il ira jusqu’au bout. C’est ce qu’il a voulu dire.

Cette observation de Tarrou permet-elle d’éclairer un peu les événements malheureux qui suivirent et où la conduite de Paneloux parut incompréhensible à ceux qui l’entourèrent ? On en jugera.

Quelques jours après le prêche, Paneloux, en effet, s’occupa de déménager. C’était le moment où l’évolution de la maladie provoquait des déménagements constants dans la ville. Et, de même que Tarrou avait dû quitter son hôtel pour loger chez Rieux, de même le père dut laisser l’appartement où son ordre l’avait placé, pour venir loger chez une vieille personne, habituée des églises et encore indemne de la peste. Pendant le déménagement, le père avait senti croître sa fatigue et son angoisse. Et c’est ainsi qu’il perdit l’estime de sa logeuse. Car celle-ci lui ayant chaleureusement vanté les mérites de la prophétie de sainte Odile, le prêtre lui avait marqué une très légère impatience, due sans doute à sa lassitude. Quelque effort qu’il fît ensuite pour obtenir de la vieille dame au moins une bienveillante neutralité, il n’y parvint pas. Il avait fait mauvaise impression. Et, tous les soirs, avant de regagner sa chambre remplie par des flots de dentelles au crochet, il devait contempler le dos de son hôtesse, assise dans son salon, en même temps qu’il emportait le souvenir du « Bonsoir, mon père » qu’elle lui adressait sèchement et sans se retourner. C’est par un soir pareil qu’au moment de se coucher, la tête battante, il sentit se libérer à ses poignets et à ses tempes les flots déchaînés d’une fièvre qui couvait depuis plusieurs jours.

Ce qui suivit ne fut ensuite connu que par les récits de son hôtesse. Le matin elle s’était levée tôt, suivant son habitude. Au bout d’un certain temps, étonnée de ne pas voir le père sortir de sa chambre, elle s’était décidée, avec beaucoup d’hésitations, à frapper à sa porte. Elle l’avait trouvé encore couché, après une nuit d’insomnie. Il souffrait d’oppression et paraissait plus congestionné que d’habitude. Selon ses propres termes, elle lui avait proposé avec courtoisie de faire appeler un médecin, mais sa proposition avait été rejetée avec une violence qu’elle considérait comme regrettable. Elle n’avait pu que se retirer. Un peu plus tard, le père avait sonné et l’avait fait demander. Il s’était excusé de son mouvement d’humeur et lui avait déclaré qu’il ne pouvait être question de peste, qu’il n’en présentait aucun des symptômes et qu’il s’agissait d’une fatigue passagère. La vieille dame lui avait répondu avec dignité que sa proposition n’était pas née d’une inquiétude de cet ordre, qu’elle n’avait pas en vue sa propre sécurité qui était aux mains de Dieu, mais qu’elle avait seulement pensé à la santé du père dont elle s’estimait en partie responsable. Mais comme il n’ajoutait rien, son hôtesse, désireuse, à l’en croire, de faire tout son devoir, lui avait encore proposé de faire appeler son médecin. Le père, de nouveau, avait refusé, mais en ajoutant des explications que la vieille dame avait jugées très confuses. Elle croyait seulement avoir compris, et cela justement lui paraissait incompréhensible, que le père refusait cette consultation parce qu’elle n’était pas en accord avec ses principes. Elle en avait conclu que la fièvre troublait les idées de son locataire, et elle s’était bornée à lui apporter de la tisane.

Toujours décidée à remplir très exactement les obligations que la situation lui créait, elle avait régulièrement visité le malade toutes les deux heures. Ce qui l’avait frappée le plus était l’agitation incessante dans laquelle le père avait passé la journée. Il rejetait ses draps et les ramenait vers lui, passant sans cesse sa main sur son front moite, et se redressant souvent pour essayer de tousser d’une toux étranglée, rauque et humide, semblable à un arrachement. Il semblait alors dans l’impossibilité d’extirper du fond de sa gorge des tampons d’ouate qui l’eussent étouffé. Au bout de ces crises, il se laissait tomber en arrière, avec tous les signes de l’épuisement. Pour finir, il se redressait encore à demi et, pendant un court moment, regardait devant lui, avec une fixité plus véhémente que toute l’agitation précédente. Mais la vieille dame hésitait encore à appeler un médecin et à contrarier son malade. Ce pouvait être un simple accès de fièvre, si spectaculaire qu’il parût.

Dans l’après-midi, cependant, elle essaya de parler au prêtre et ne reçut en réponse que quelques paroles confuses. Elle renouvela sa proposition. Mais, alors, le père se releva et, étouffant à demi, il lui répondit distinctement qu’il ne voulait pas de médecin. À ce moment, l’hôtesse décida qu’elle attendrait jusqu’au lendemain matin et que, si l’état du père n’était pas amélioré, elle téléphonerait au numéro que l’agence Ransdoc répétait une dizaine de fois tous les jours à la radio. Toujours attentive à ses devoirs, elle pensait visiter son locataire pendant la nuit et veiller sur lui. Mais le soir, après lui avoir donné de la tisane fraîche, elle voulut s’étendre un peu et ne se réveilla que le lendemain au petit jour. Elle courut à la chambre.

Le père était étendu, sans un mouvement. À l’extrême congestion de la veille avait succédé une sorte de lividité d’autant plus sensible que les formes du visage étaient encore pleines. Le père fixait le petit lustre de perles multicolores qui pendait au-dessus du lit. À l’entrée de la vieille dame, il tourna la tête vers elle. Selon les dires de son hôtesse, il semblait à ce moment avoir été battu pendant toute la nuit et avoir perdu toute force pour réagir. Elle lui demanda comment il allait. Et d’une voix dont elle nota le son étrangement indifférent, il dit qu’il allait mal, qu’il n’avait pas besoin de médecin et qu’il suffirait qu’on le transportât à l’hôpital pour que tout fût dans les règles. Épouvantée, la vieille dame courut au téléphone.

Rieux arriva à midi. Au récit de l’hôtesse, il répondit seulement que Paneloux avait raison et que ce devait être trop tard. Le père l’accueillit avec le même air indifférent. Rieux l’examina et fut surpris de ne découvrir aucun des symptômes principaux de la peste bubonique ou pulmonaire, sinon l’engorgement et l’oppression des poumons. De toute façon, le pouls était si bas et l’état général si alarmant qu’il y avait peu d’espoir :

– Vous n’avez aucun des symptômes principaux de la maladie, dit-il à Paneloux. Mais, en réalité, il y a doute, et je dois vous isoler.

Le père sourit bizarrement, comme avec politesse, mais se tut. Rieux sortit pour téléphoner et revint. Il regardait le père.

– Je resterai près de vous, lui dit-il doucement.

L’autre parut se ranimer et tourna vers le docteur des yeux où une sorte de chaleur semblait revenir. Puis il articula difficilement, de manière qu’il était impossible de savoir s’il le disait avec tristesse ou non :

– Merci, dit-il. Mais les religieux n’ont pas d’amis. Ils ont tout placé en Dieu.

Il demanda le crucifix qui était placé à la tête du lit et, quand il l’eut, se détourna pour le regarder.

À l’hôpital, Paneloux ne desserra pas les dents. Il s’abandonna comme une chose à tous les traitements qu’on lui imposa, mais il ne lâcha plus le crucifix. Cependant, le cas du prêtre continuait d’être ambigu. Le doute persistait dans l’esprit de Rieux. C’était la peste et ce n’était pas elle. Depuis quelque temps d’ailleurs, elle semblait prendre plaisir à dérouter les diagnostics. Mais dans le cas de Paneloux, la suite devait montrer que cette incertitude était sans importance.