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« Je n’ai pourtant gardé de cette journée qu’une seule image, celle du coupable. Je crois qu’il était coupable en effet, il importe peu de quoi. Mais ce petit homme au poil roux et pauvre, d’une trentaine d’années, paraissait si décidé à tout reconnaître, si sincèrement effrayé par ce qu’il avait fait et ce qu’on allait lui faire, qu’au bout de quelques minutes je n’eus plus d’yeux que pour lui. Il avait l’air d’un hibou effarouché par une lumière trop vive. Le nœud de sa cravate ne s’ajustait pas exactement à l’angle du col. Il se rongeait les ongles d’une seule main, la droite… Bref, je n’insiste pas, vous avez compris qu’il était vivant.

« Mais moi, je m’en apercevais brusquement, alors que, jusqu’ici, je n’avais pensé à lui qu’à travers la catégorie commode d’“inculpé”. Je ne puis dire que j’oubliais alors mon père, mais quelque chose me serrait le ventre qui m’enlevait toute autre attention que celle que je portais au prévenu. Je n’écoutais presque rien, je sentais qu’on voulait tuer cet homme vivant et un instinct formidable comme une vague me portait à ses côtés avec une sorte d’aveuglement entêté. Je ne me réveillai vraiment qu’avec le réquisitoire de mon père.

« Transformé par sa robe rouge, ni bonhomme ni affectueux, sa bouche grouillait de phrases immenses, qui, sans arrêt, en sortaient comme des serpents. Et je compris qu’il demandait la mort de cet homme au nom de la société et qu’il demandait même qu’on lui coupât le cou. Il disait seulement, il est vrai : “Cette tête doit tomber.” Mais, à la fin, la différence n’était pas grande. Et cela revint au même, en effet, puisqu’il obtint cette tête. Simplement, ce n’est pas lui qui fit alors le travail. Et moi qui suivis l’affaire ensuite jusqu’à sa conclusion, exclusivement, j’eus avec ce malheureux une intimité bien plus vertigineuse que ne l’eut jamais mon père. Celui-ci devait pourtant, selon la coutume, assister à ce qu’on appelait poliment les derniers moments et qu’il faut bien nommer le plus abject des assassinats.

« À partir de ce jour, je ne pus regarder l’indicateur Chaix qu’avec un dégoût abominable. À partir de ce jour, je m’intéressai avec horreur à la justice, aux condamnations à mort, aux exécutions et je constatai avec un vertige que mon père avait dû assister plusieurs fois à l’assassinat et que c’était les jours où, justement, il se levait très tôt. Oui, il remontait son réveil dans ces cas-là. Je n’osai pas en parler à ma mère, mais je l’observai mieux alors et je compris qu’il n’y avait plus rien entre eux et qu’elle menait une vie de renoncement. Cela m’aida à lui pardonner, comme je disais alors. Plus tard, je sus qu’il n’y avait rien à lui pardonner, parce qu’elle avait été pauvre toute sa vie jusqu’à son mariage et que la pauvreté lui avait appris la résignation.

« Vous attendez sans doute que je vous dise que je suis parti aussitôt. Non, je suis resté plusieurs mois, presque une année. Mais j’avais le cœur malade. Un soir, mon père demanda son réveil parce qu’il devait se lever tôt. Je ne dormis pas de la nuit. Le lendemain, quand il revint, j’étais parti. Disons tout de suite que mon père me fit rechercher, que j’allai le voir, que sans rien expliquer, je lui dis calmement que je me tuerais s’il me forçait à revenir. Il finit par accepter, car il était de naturel plutôt doux, me fit un discours sur la stupidité qu’il y avait à vouloir vivre sa vie (c’est ainsi qu’il s’expliquait mon geste et je ne le dissuadai point), mille recommandations, et réprima les larmes sincères qui lui venaient. Par la suite, assez longtemps après cependant, je revins régulièrement voir ma mère et je le rencontrai alors. Ces rapports lui suffirent, je crois. Pour moi, je n’avais pas d’animosité contre lui, seulement un peu de tristesse au cœur. Quand il mourut, je pris ma mère avec moi et elle y serait encore si elle n’était pas morte à son tour.

« J’ai longuement insisté sur ce début parce qu’il fut en effet au début de tout. J’irai plus vite maintenant. J’ai connu la pauvreté à dix-huit ans, au sortir de l’aisance. J’ai fait mille métiers pour gagner ma vie. Ça ne m’a pas trop mal réussi. Mais ce qui m’intéressait, c’était la condamnation à mort. Je voulais régler un compte avec le hibou roux. En conséquence, j’ai fait de la politique comme on dit. Je ne voulais pas être un pestiféré, voilà tout. J’ai cru que la société où je vivais était celle qui reposait sur la condamnation à mort et qu’en la combattant, je combattrais l’assassinat. Je l’ai cru, d’autres me l’ont dit et, pour finir, c’était vrai en grande partie. Je me suis donc mis avec les autres que j’aimais et que je n’ai pas cessé d’aimer. J’y suis resté longtemps et il n’est pas de pays en Europe dont je n’aie partagé les luttes. Passons.

« Bien entendu, je savais que, nous aussi, nous prononcions, à l’occasion, des condamnations. Mais on me disait que ces quelques morts étaient nécessaires pour amener un monde où l’on ne tuerait plus personne. C’était vrai d’une certaine manière et, après tout, peut-être ne suis-je pas capable de me maintenir dans ce genre de vérités. Ce qu’il y a de sûr, c’est que j’hésitais. Mais je pensais au hibou et cela pouvait continuer. Jusqu’au jour où j’ai vu une exécution (c’était en Hongrie) et le même vertige qui avait saisi l’enfant que j’étais a obscurci mes yeux d’homme.

« Vous n’avez jamais vu fusiller un homme ? Non, bien sûr, cela se fait généralement sur invitation et le public est choisi d’avance. Le résultat est que vous en êtes resté aux estampes et aux livres. Un bandeau, un poteau, et au loin quelques soldats. Eh bien, non ! Savez-vous que le peloton des fusilleurs se place au contraire à un mètre cinquante du condamné ? Savez-vous que si le condamné faisait deux pas en avant, il heurterait les fusils avec sa poitrine ? Savez-vous qu’à cette courte distance, les fusilleurs concentrent leur tir sur la région du cœur et qu’à eux tous, avec leurs grosses balles, ils y font un trou où l’on pourrait mettre le poing ? Non, vous ne le savez pas parce que ce sont là des détails dont on ne parle pas. Le sommeil des hommes est plus sacré que la vie pour les pestiférés. On ne doit pas empêcher les braves gens de dormir. Il y faudrait du mauvais goût, et le goût consiste à ne pas insister, tout le monde sait ça. Mais moi, je n’ai pas bien dormi depuis ce temps-là. Le mauvais goût m’est resté dans la bouche et je n’ai pas cessé d’insister, c’est-à-dire d’y penser.

« J’ai compris alors que moi, du moins, je n’avais pas cessé d’être un pestiféré pendant toutes ces longues années où pourtant, de toute mon âme, je croyais lutter justement contre la peste. J’ai appris que j’avais indirectement souscrit à la mort de milliers d’hommes, que j’avais même provoqué cette mort en trouvant bons les actions et les principes qui l’avaient fatalement entraînée. Les autres ne semblaient pas gênés par cela ou du moins ils n’en parlaient jamais spontanément. Moi, j’avais la gorge nouée. J’étais avec eux et j’étais pourtant seul. Quand il m’arrivait d’exprimer mes scrupules, ils me disaient qu’il fallait réfléchir à ce qui était en jeu et ils me donnaient des raisons souvent impressionnantes, pour me faire avaler ce que je n’arrivais pas à déglutir. Mais je répondais que les grands pestiférés, ceux qui mettent des robes rouges, ont aussi d’excellentes raisons dans ces cas-là, et que si j’admettais les raisons de force majeure et les nécessités invoquées par les petits pestiférés, je ne pourrais pas rejeter celles des grands. Ils me faisaient remarquer que la bonne manière de donner raison aux robes rouges était de leur laisser l’exclusivité de la condamnation. Mais je me disais alors que, si l’on cédait une fois, il n’y avait pas de raison de s’arrêter. Il me semble que l’histoire m’a donné raison, aujourd’hui c’est à qui tuera le plus. Ils sont tous dans la fureur du meurtre, et ils ne peuvent pas faire autrement.