– Savez-vous, dit-il, ce que nous devrions faire pour l’amitié ?
– Ce que vous voulez, dit Rieux.
– Prendre un bain de mer. Même pour un futur saint c’est un plaisir digne.
Rieux souriait.
– Avec nos laissez-passer, nous pouvons aller sur la jetée. À la fin, c’est trop bête de ne vivre que dans la peste. Bien entendu, un homme doit se battre pour les victimes. Mais s’il cesse de rien aimer par ailleurs, à quoi sert qu’il se batte ?
– Oui, dit Rieux, allons-y.
Un moment après, l’auto s’arrêtait près des grilles du port. La lune s’était levée. Un ciel laiteux projetait partout des ombres pâles. Derrière eux s’étageait la ville et il en venait un souffle chaud et malade qui les poussait vers la mer. Ils montrèrent leurs papiers à un garde qui les examina assez longuement. Ils passèrent et à travers les terre-pleins couverts de tonneaux, parmi les senteurs de vin et de poisson, ils prirent la direction de la jetée. Peu avant d’y arriver, l’odeur de l’iode et des algues leur annonça la mer. Puis ils l’entendirent.
Elle sifflait doucement au pied des grands blocs de la jetée et, comme ils les gravissaient, elle leur apparut, épaisse comme du velours, souple et lisse comme une bête. Ils s’installèrent sur les rochers tournés vers le large. Les eaux se gonflaient et redescendaient lentement. Cette respiration calme de la mer faisait naître et disparaître des reflets huileux à la surface des eaux. Devant eux, la nuit était sans limites. Rieux, qui sentait sous ses doigts le visage grêlé des rochers, était plein d’un étrange bonheur. Tourné vers Tarrou, il devina, sur le visage calme et grave de son ami, ce même bonheur qui n’oubliait rien, pas même l’assassinat.
Ils se déshabillèrent. Rieux plongea le premier. Froides d’abord, les eaux lui parurent tièdes quand il remonta. Au bout de quelques brasses, il savait que la mer, ce soir-là, était tiède, de la tiédeur des mers d’automne qui reprennent à la terre la chaleur emmagasinée pendant de longs mois. Il nageait régulièrement. Le battement de ses pieds laissait derrière lui un bouillonnement d’écume, l’eau fuyait le long de ses bras pour se coller à ses jambes. Un lourd clapotement lui apprit que Tarrou avait plongé. Rieux se mit sur le dos et se tint immobile, face au ciel renversé, plein de lune et d’étoiles. Il respira longuement. Puis il perçut de plus en plus distinctement un bruit d’eau battue, étrangement clair dans le silence et la solitude de la nuit. Tarrou se rapprochait, on entendit bientôt sa respiration. Rieux se retourna, se mit au niveau de son ami, et nagea dans le même rythme. Tarrou avançait avec plus de puissance que lui et il dut précipiter son allure. Pendant quelques minutes, ils avancèrent avec la même cadence et la même vigueur, solitaires, loin du monde, libérés enfin de la ville et de la peste. Rieux s’arrêta le premier et ils revinrent lentement, sauf à un moment où ils entrèrent dans un courant glacé. Sans rien dire, ils précipitèrent tous deux leur mouvement, fouettés par cette surprise de la mer.
Habillés de nouveau, ils repartirent sans avoir prononcé un mot. Mais ils avaient le même cœur et le souvenir de cette nuit leur était doux. Quand ils aperçurent de loin la sentinelle de la peste, Rieux savait que Tarrou se disait, comme lui, que la maladie venait de les oublier, que cela était bien, et qu’il fallait maintenant recommencer.
Oui, il fallait recommencer et la peste n’oubliait personne trop longtemps. Pendant le mois de décembre, elle flamba dans les poitrines de nos concitoyens, elle illumina le four, elle peupla les camps d’ombres aux mains vides, elle ne cessa enfin d’avancer de son allure patiente et saccadée. Les autorités avaient compté sur les jours froids pour stopper cette avance, et pourtant elle passait à travers les premières rigueurs de la saison sans désemparer. Il fallait encore attendre. Mais on n’attend plus à force d’attendre, et notre ville entière vivait sans avenir.
Quant au docteur, le fugitif instant de paix et d’amitié qui lui avait été donné n’eut pas de lendemain. On avait ouvert encore un hôpital et Rieux n’avait plus de tête-à-tête qu’avec les malades. Il remarqua cependant qu’à ce stade de l’épidémie, alors que la peste prenait, de plus en plus, la forme pulmonaire, les malades semblaient en quelque sorte aider le médecin. Au lieu de s’abandonner à la prostration ou aux folies du début, ils paraissaient se faire une idée plus juste de leurs intérêts et ils réclamaient d’eux-mêmes ce qui pouvait leur être le plus favorable. Ils demandaient sans cesse à boire, et tous voulaient de la chaleur. Quoique la fatigue fût la même pour le docteur, il se sentait cependant moins seul, dans ces occasions.
Vers la fin de décembre, Rieux reçut de M. Othon, le juge d’instruction, qui se trouvait encore dans son camp, une lettre disant que son temps de quarantaine était passé, que l’administration ne retrouvait pas la date de son entrée et qu’assurément, on le maintenait encore au camp d’internement par erreur. Sa femme, sortie depuis quelque temps, avait protesté à la préfecture, où elle avait été mal reçue et où on lui avait dit qu’il n’y avait jamais d’erreur. Rieux fit intervenir Rambert et, quelques jours après, vit arriver M. Othon. Il y avait eu en effet une erreur et Rieux s’en indigna un peu. Mais M. Othon, qui avait maigri, leva une main molle et dit, pesant ses mots, que tout le monde pouvait se tromper. Le docteur pensa seulement qu’il y avait quelque chose de changé.
– Qu’allez-vous faire, monsieur le juge ? Vos dossiers vous attendent, dit Rieux.
– Eh bien, non, dit le juge. Je voudrais prendre un congé.
– En effet, il faut vous reposer.
– Ce n’est pas cela, je voudrais retourner au camp.
Rieux s’étonna :
– Mais vous en sortez !
– Je me suis mal fait comprendre. On m’a dit qu’il y avait des volontaires de l’administration, dans ce camp.
Le juge roulait un peu ses yeux ronds et essayait d’aplatir une de ses touffes…
– Vous comprenez, j’aurais une occupation. Et puis, c’est stupide à dire, je me sentirais moins séparé de mon petit garçon.
Rieux le regardait. Il n’était pas possible que dans ces yeux durs et plats une douceur s’installât soudain. Mais ils étaient devenus plus brumeux, ils avaient perdu leur pureté de métal.
– Bien sûr, dit Rieux, je vais m’en occuper, puisque vous le désirez.
Le docteur s’en occupa, en effet, et la vie de la cité empestée reprit son train, jusqu’à la Noël. Tarrou continuait de promener partout sa tranquillité efficace. Rambert confiait au docteur qu’il avait établi, grâce aux deux petits gardes, un système de correspondance clandestine avec sa femme. Il recevait une lettre de loin en loin. Il offrit à Rieux de le faire profiter de son système et celui-ci accepta. Il écrivit, pour la première fois depuis de longs mois, mais avec les plus grandes difficultés. Il y avait un langage qu’il avait perdu. La lettre partit. La réponse tardait à venir. De son côté, Cottard prospérait et ses petites spéculations l’enrichissaient. Quant à Grand, la période des fêtes ne devait pas lui réussir.
Le Noël de cette année-là fut plutôt la fête de l’Enfer que celle de l’Évangile. Les boutiques vides et privées de lumières, les chocolats factices ou les boîtes vides dans les vitrines, les tramways chargés de figures sombres, rien ne rappelait les Noëls passés. Dans cette fête où tout le monde, riche ou pauvre, se rejoignait jadis, il n’y avait plus de place que pour les quelques réjouissances solitaires et honteuses que des privilégiés se procuraient à prix d’or, au fond d’une arrière-boutique crasseuse. Les églises étaient emplies de plaintes plutôt que d’actions de grâces. Dans la ville morne et gelée, quelques enfants couraient, encore ignorants de ce qui les menaçait. Mais personne n’osait leur annoncer le dieu d’autrefois, chargé d’offrandes, vieux comme la peine humaine, mais nouveau comme le jeune espoir. Il n’y avait plus de place dans le cœur de tous que pour un très vieil et très morne espoir, celui-là même qui empêche les hommes de se laisser aller à la mort et qui n’est qu’une simple obstination à vivre.