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La veille, Grand avait manqué son rendez-vous. Rieux, inquiet, était passé chez lui de grand matin sans le trouver. Tout le monde avait été alerté. Vers onze heures, Rambert vint à l’hôpital avertir le docteur qu’il avait aperçu Grand de loin, errant dans les rues, la figure décomposée. Puis il l’avait perdu de vue. Le docteur et Tarrou partirent en voiture à sa recherche.

À midi, heure glacée, Rieux, sorti de la voiture, regardait de loin Grand, presque collé contre une vitrine, pleine de jouets grossièrement sculptés dans le bois. Sur le visage du vieux fonctionnaire, des larmes coulaient sans interruption. Et ces larmes bouleversèrent Rieux parce qu’il les comprenait et qu’il les sentait aussi au creux de sa gorge. Il se souvenait lui aussi des fiançailles du malheureux, devant une boutique de Noël, et de Jeanne renversée vers lui pour dire qu’elle était contente. Du fond d’années lointaines, au cœur même de cette folie, la voix fraîche de Jeanne revenait vers Grand, cela était sûr. Rieux savait ce que pensait à cette minute le vieil homme qui pleurait, et il le pensait comme lui, que ce monde sans amour était comme un monde mort et qu’il vient toujours une heure où on se lasse des prisons, du travail et du courage pour réclamer le visage d’un être et le cœur émerveillé de la tendresse.

Mais l’autre l’aperçut dans la glace. Sans cesser de pleurer, il se retourna et s’adossa à la vitrine pour le regarder venir.

– Ah ! docteur, ah ! docteur, faisait-il.

Rieux hochait la tête pour l’approuver, incapable de parler. Cette détresse était la sienne et ce qui lui tordait le cœur à ce moment était l’immense colère qui vient à l’homme devant la douleur que tous les hommes partagent.

– Oui, Grand, dit-il.

– Je voudrais avoir le temps de lui écrire une lettre. Pour qu’elle sache… et pour qu’elle puisse être heureuse sans remords…

Avec une sorte de violence, Rieux fit avancer Grand. L’autre continuait, se laissant presque traîner, balbutiant des bouts de phrase.

– Il y a trop longtemps que ça dure. On a envie de se laisser aller, c’est forcé. Ah ! docteur ! J’ai l’air tranquille, comme ça. Mais il m’a toujours fallu un énorme effort pour être seulement normal. Alors maintenant, c’est encore trop.

Il s’arrêta, tremblant de tous ses membres et les yeux fous. Rieux lui prit la main. Elle brûlait.

– Il faut rentrer.

Mais Grand lui échappa et courut quelques pas, puis il s’arrêta, écarta les bras et se mit à osciller d’avant en arrière. Il tourna sur lui-même et tomba sur le trottoir glacé, le visage sali par des larmes qui continuaient de couler. Les passants regardaient de loin, arrêtés brusquement, n’osant plus avancer. Il fallut que Rieux prît le vieil homme dans ses bras.

Dans son lit maintenant, Grand étouffait : les poumons étaient pris. Rieux réfléchissait. L’employé n’avait pas de famille. À quoi bon le transporter ? Il serait seul, avec Tarrou, à le soigner…

Grand était enfoncé au creux de son oreiller, la peau verdie et l’œil éteint. Il regardait fixement un maigre feu que Tarrou allumait dans la cheminée avec les débris d’une caisse. « Ça va mal », disait-il. Et du fond de ses poumons en flammes sortait un bizarre crépitement qui accompagnait tout ce qu’il disait. Rieux lui recommanda de se taire et dit qu’il allait revenir. Un bizarre sourire vint au malade et, avec lui, une sorte de tendresse lui monta au visage. Il cligna de l’œil avec effort. « Si j’en sors, chapeau bas, docteur ! » Mais tout de suite après, il tomba dans la prostration.

Quelques heures après, Rieux et Tarrou retrouvèrent le malade, à demi dressé dans son lit, et Rieux fut effrayé de lire sur son visage les progrès du mal qui le brûlait. Mais il semblait plus lucide et, tout de suite, d’une voix étrangement creuse, il les pria de lui apporter le manuscrit qu’il avait mis dans un tiroir. Tarrou lui donna les feuilles qu’il serra contre lui, sans les regarder, pour les tendre ensuite au docteur, l’invitant du geste à les lire. C’était un court manuscrit d’une cinquantaine de pages. Le docteur le feuilleta et comprit que toutes ces feuilles ne portaient que la même phrase indéfiniment recopiée, remaniée, enrichie ou appauvrie. Sans arrêt, le mois de mai, l’amazone et les allées du Bois se confrontaient et se disposaient de façons diverses. L’ouvrage comportait aussi des explications, parfois démesurément longues, et des variantes. Mais à la fin de la dernière page, une main appliquée avait seulement écrit, d’une encre fraîche : « Ma bien chère Jeanne, c’est aujourd’hui Noël… » Au-dessus, soigneusement calligraphiée, figurait la dernière version de la phrase. « Lisez », disait Grand. Et Rieux lut.

« Par une belle matinée de mai, une svelte amazone, montée sur une somptueuse jument alezane, parcourait, au milieu des fleurs, les allées du Bois… »

– Est-ce cela ? dit le vieux d’une voix de fièvre.

Rieux ne leva pas les yeux sur lui.

– Ah ! dit l’autre en s’agitant, je sais bien. Belle, belle ce n’est pas le mot juste.

Rieux lui prit la main sur la couverture.

– Laissez, docteur. Je n’aurai pas le temps…

Sa poitrine se soulevait avec peine et il cria tout d’un coup :

– Brûlez-le !

Le docteur hésita, mais Grand répéta son ordre avec un accent si terrible et une telle souffrance dans la voix, que Rieux jeta les feuilles dans le feu presque éteint. La pièce s’illumina rapidement et une chaleur brève la réchauffa. Quand le docteur revint vers le malade, celui-ci avait le dos tourné et sa face touchait presque au mur. Tarrou regardait par la fenêtre, comme étranger à la scène. Après avoir injecté le sérum, Rieux dit à son ami que Grand ne passerait pas la nuit, et Tarrou se proposa pour rester. Le docteur accepta.

Toute la nuit, l’idée que Grand allait mourir le poursuivit. Mais le lendemain matin, Rieux trouva Grand assis sur son lit, parlant avec Tarrou. La fièvre avait disparu. Il ne restait que les signes d’un épuisement général.

– Ah ! docteur, disait l’employé, j’ai eu tort. Mais je recommencerai. Je me souviens de tout, vous verrez.

– Attendons, dit Rieux à Tarrou.

Mais à midi, rien n’était changé. Le soir, Grand pouvait être considéré comme sauvé. Rieux ne comprenait rien à cette résurrection.

À peu près à la même époque pourtant, on amena à Rieux une malade dont il jugea l’état désespéré et qu’il fit isoler dès son arrivée à l’hôpital. La jeune fille était en plein délire et présentait tous les symptômes de la peste pulmonaire. Mais, le lendemain matin, la fièvre avait baissé. Le docteur crut reconnaître encore, comme dans le cas de Grand, la rémission matinale que l’expérience l’habituait à considérer comme un mauvais signe. À midi, cependant, la fièvre n’était pas remontée. Le soir, elle augmenta de quelques dixièmes seulement et, le lendemain matin, elle avait disparu. La jeune fille, quoique faible, respirait librement dans son lit. Rieux dit à Tarrou qu’elle était sauvée contre toutes les règles. Mais dans la semaine, quatre cas semblables se présentèrent dans le service du docteur.

À la fin de la même semaine, le vieil asthmatique accueillit le docteur et Tarrou avec tous les signes d’une grande agitation.

– Ça y est, disait-il, ils sortent encore.

– Qui ?

– Eh bien ! les rats !

Depuis le mois d’avril, aucun rat mort n’avait été découvert.