Mais il faut en venir à Cottard. Depuis que les statistiques étaient en baisse, celui-ci avait fait plusieurs visites à Rieux, en invoquant divers prétextes. Mais en réalité, chaque fois, il demandait à Rieux des pronostics sur la marche de l’épidémie. « Croyez-vous qu’elle puisse cesser comme ça, d’un coup, sans prévenir ? » Il était sceptique sur ce point ou, du moins, il le déclarait. Mais les questions renouvelées qu’il posait semblaient indiquer une conviction moins ferme. À la mi-janvier, Rieux avait répondu de façon assez optimiste. Et chaque fois, ces réponses, au lieu de réjouir Cottard, en avaient tiré des réactions, variables selon les jours, mais qui allaient de la mauvaise humeur à l’abattement. Par la suite, le docteur avait été amené à lui dire que, malgré les indications favorables données par les statistiques, il valait mieux ne pas encore crier victoire.
– Autrement dit, avait observé Cottard, on ne sait rien, ça peut reprendre d’un jour à l’autre ?
– Oui, comme il est possible aussi que le mouvement de guérison s’accélère.
Cette incertitude, inquiétante pour tout le monde, avait visiblement soulagé Cottard, et devant Tarrou, il avait engagé avec les commerçants de son quartier des conversations où il essayait de propager l’opinion de Rieux. Il n’avait pas de peine à le faire, il est vrai. Car après la fièvre des premières victoires, dans beaucoup d’esprits un doute était revenu qui devait survivre à l’excitation causée par la déclaration préfectorale. Cottard se rassurait au spectacle de cette inquiétude. Comme d’autres fois aussi, il se décourageait. « Oui, disait-il à Tarrou, on finira par ouvrir les portes. Et vous verrez, ils me laisseront tous tomber ! »
Jusqu’au 25 janvier, tout le monde remarqua l’instabilité de son caractère. Pendant des jours entiers, après avoir si longtemps cherché à se concilier son quartier et ses relations, il rompait en visière avec eux. En apparence, au moins, il se retirait alors du monde et, du jour au lendemain, se mettait à vivre dans la sauvagerie. On ne le voyait plus au restaurant, ni au théâtre, ni dans les cafés qu’il aimait. Et cependant, il ne semblait pas retrouver la vie mesurée et obscure qu’il menait avant l’épidémie. Il vivait complètement retiré dans son appartement et faisait monter ses repas d’un restaurant voisin. Le soir seulement, il faisait des sorties furtives, achetant ce dont il avait besoin, sortant des magasins pour se jeter dans des rues solitaires. Si Tarrou le rencontrait alors, il ne pouvait tirer de lui que des monosyllabes. Puis, sans transition, on le retrouvait sociable, parlant de la peste avec abondance, sollicitant l’opinion de chacun et replongeant chaque soir avec complaisance dans le flot de la foule.
Le jour de la déclaration préfectorale, Cottard disparut complètement de la circulation. Deux jours après, Tarrou le rencontra, errant dans les rues. Cottard lui demanda de le raccompagner jusqu’au faubourg. Tarrou qui se sentait particulièrement fatigué de sa journée, hésita. Mais l’autre insista. Il paraissait très agité, gesticulant de façon désordonnée, parlant vite et haut. Il demanda à son compagnon s’il pensait que, réellement, la déclaration préfectorale mettait un terme à la peste. Bien entendu, Tarrou estimait qu’une déclaration administrative ne suffisait pas en elle-même à arrêter un fléau, mais on pouvait raisonnablement penser que l’épidémie, sauf imprévu, allait cesser.
– Oui, dit Cottard, sauf imprévu. Et il y a toujours l’imprévu.
Tarrou lui fit remarquer que, d’ailleurs, la préfecture avait prévu en quelque sorte l’imprévu, par l’institution d’un délai de deux semaines avant l’ouverture des portes.
– Et elle a bien fait, dit Cottard, toujours sombre et agité, parce que de la façon dont vont les choses, elle pourrait bien avoir parlé pour rien.
Tarrou estimait la chose possible, mais il pensait qu’il valait mieux cependant envisager la prochaine ouverture des portes et le retour à une vie normale.
– Admettons, lui dit Cottard, admettons, mais qu’appelez-vous le retour à une vie normale ?
– De nouveaux films au cinéma, dit Tarrou en souriant.
Mais Cottard ne souriait pas. Il voulait savoir si l’on pouvait penser que la peste ne changerait rien dans la ville et que tout recommencerait comme auparavant, c’est-à-dire comme si rien ne s’était passé. Tarrou pensait que la peste changerait et ne changerait pas la ville, que, bien entendu, le plus fort désir de nos concitoyens était et serait de faire comme si rien n’était changé et que, partant, rien dans un sens ne serait changé, mais que, dans un autre sens, on ne peut pas tout oublier, même avec la volonté nécessaire, et la peste laisserait des traces, au moins dans les cœurs. Le petit rentier déclara tout net qu’il ne s’intéressait pas au cœur et que même le cœur était le dernier de ses soucis. Ce qui l’intéressait, c’était de savoir si l’organisation elle-même ne serait pas transformée, si, par exemple, tous les services fonctionneraient comme par le passé. Et Tarrou dut admettre qu’il n’en savait rien. Selon lui, il fallait supposer que tous ces services, perturbés pendant l’épidémie, auraient un peu de mal à démarrer de nouveau. On pourrait croire aussi que des quantités de nouveaux problèmes se poseraient qui rendraient nécessaire, au moins, une réorganisation des anciens services.
– Ah ! dit Cottard, c’est possible, en effet, tout le monde devra tout recommencer.
Les deux promeneurs étaient arrivés près de la maison de Cottard. Celui-ci s’était animé, s’efforçait à l’optimisme. Il imaginait la ville se reprenant à vivre de nouveau, effaçant son passé pour repartir à zéro.
– Bon, dit Tarrou. Après tout, les choses s’arrangeront peut-être pour vous aussi. D’une certaine manière, c’est une vie nouvelle qui va commencer.
Ils étaient devant la porte et se serraient la main.
– Vous avez raison, disait Cottard, de plus en plus agité, repartir à zéro, ce serait une bonne chose.
Mais, de l’ombre du couloir, deux hommes avaient surgi. Tarrou eut à peine le temps d’entendre son compagnon demander ce que pouvaient bien vouloir ces oiseaux-là. Les oiseaux, qui avaient un air de fonctionnaires endimanchés, demandaient en effet à Cottard s’il s’appelait bien Cottard et celui-ci, poussant une sorte d’exclamation sourde, tournait sur lui-même et fonçait déjà dans la nuit sans que les autres, ni Tarrou, eussent le temps d’esquisser un geste. La surprise passée Tarrou demanda aux deux hommes ce qu’ils voulaient. Ils prirent un air réservé et poli pour dire qu’il s’agissait de renseignements et partirent, posément, dans la direction qu’avait prise Cottard.
Rentré chez lui, Tarrou rapportait cette scène et aussitôt (l’écriture le prouvait assez) notait sa fatigue. Il ajoutait qu’il avait encore beaucoup à faire, mais que ce n’était pas une raison pour ne pas se tenir prêt, et se demandait si, justement il était prêt. Il répondait pour finir, et c’est ici que les carnets de Tarrou se terminent, qu’il y avait toujours une heure de la journée et de la nuit où un homme était lâche et qu’il n’avait peur que de cette heure-là.