Des passants, profitant de l’accalmie, marchaient rapidement sur le trottoir. Leurs pas décroissaient et s’éloignaient. Le docteur, pour la première fois, reconnut que cette nuit, pleine de promeneurs tardifs et privée des timbres d’ambulances, était semblable à celles d’autrefois. C’était une nuit délivrée de la peste. Et il semblait que la maladie chassée par le froid, les lumières et la foule, se fût échappée des profondeurs obscures de la ville et réfugiée dans cette chambre chaude pour donner son ultime assaut au corps inerte de Tarrou. Le fléau ne brassait plus le ciel de la ville. Mais il sifflait doucement dans l’air lourd de la chambre. C’était lui que Rieux entendait depuis des heures. Il fallait attendre que là aussi il s’arrêtât, que là aussi la peste se déclarât vaincue.
Peu avant l’aube, Rieux se pencha vers sa mère :
– Tu devrais te coucher pour pouvoir me relayer à huit heures. Fais des instillations avant de te coucher.
Mme Rieux se leva, rangea son tricot et s’avança vers le lit. Tarrou, depuis quelque temps déjà, tenait ses yeux fermés. La sueur bouclait ses cheveux sur le front dur. Mme Rieux soupira et le malade ouvrit les yeux. Il vit le visage doux penché vers lui et, sous les ondes mobiles de la fièvre, le sourire tenace reparut encore. Mais les yeux se fermèrent aussitôt. Resté seul, Rieux s’installa dans le fauteuil que venait de quitter sa mère. La rue était muette et le silence maintenant complet. Le froid du matin commençait à se faire sentir dans la pièce.
Le docteur s’assoupit, mais la première voiture de l’aube le tira de sa somnolence. Il frissonna et, regardant Tarrou, il comprit qu’une pause avait eu lieu et que le malade dormait aussi. Les roues de bois et de fer de la voiture à cheval roulaient encore dans l’éloignement. À la fenêtre, le jour était encore noir. Quand le docteur avança vers le lit, Tarrou le regardait de ses yeux sans expression, comme s’il se trouvait encore du côté du sommeil.
– Vous avez dormi, n’est-ce pas ? demanda Rieux.
– Oui.
– Respirez-vous mieux ?
– Un peu. Cela veut-il dire quelque chose ?
Rieux se tut et, au bout d’un moment :
– Non, Tarrou, cela ne veut rien dire. Vous connaissez comme moi la rémission matinale.
Tarrou approuva.
– Merci, dit-il. Répondez-moi toujours exactement.
Rieux s’était assis au pied du lit. Il sentait près de lui les jambes du malade, longues et dures comme des membres de gisant. Tarrou respirait plus fortement.
– La fièvre va reprendre, n’est-ce pas, Rieux, dit-il d’une voix essoufflée.
– Oui, mais à midi, nous serons fixés.
Tarrou ferma les yeux, semblant recueillir ses forces. Une expression de lassitude se lisait sur ses traits. Il attendait la montée de la fièvre qui remuait déjà, quelque part, au fond de lui. Quand il ouvrit les yeux, son regard était terni. Il ne s’éclaircit qu’en apercevant Rieux penché près de lui.
– Buvez, disait celui-ci.
L’autre but et laissa retomber sa tête.
– C’est long, dit-il.
Rieux lui prit le bras, mais Tarrou, le regard détourné, ne réagissait plus. Et soudain, la fièvre reflua visiblement jusqu’à son front comme si elle avait crevé quelque digue intérieure. Quand le regard de Tarrou revint vers le docteur, celui-ci l’encourageait de son visage tendu. Le sourire que Tarrou essaya encore de former ne put passer au-delà des maxillaires serrés et des lèvres cimentées par une écume blanchâtre. Mais, dans la face durcie, les yeux brillèrent encore de tout l’éclat du courage.
À sept heures, Mme Rieux entra dans la pièce. Le docteur regagna son bureau pour téléphoner à l’hôpital et pourvoir à son remplacement. Il décida aussi de remettre ses consultations, s’étendit un moment sur le divan de son cabinet, mais se leva presque aussitôt et revint dans la chambre. Tarrou avait la tête tournée vers Mme Rieux. Il regardait la petite ombre tassée près de lui, sur une chaise, les mains jointes sur les cuisses. Et il la contemplait avec tant d’intensité que Mme Rieux mit un doigt sur ses lèvres et se leva pour éteindre la lampe de chevet. Mais derrière les rideaux, le jour filtrait rapidement et, peu après, quand les traits du malade émergèrent de l’obscurité, Mme Rieux put voir qu’il la regardait toujours. Elle se pencha vers lui, redressa son traversin, et, en se relevant, posa un instant sa main sur les cheveux mouillés et tordus. Elle entendit alors une voix assourdie, venue de loin, lui dire merci et que maintenant tout était bien. Quand elle fut assise à nouveau, Tarrou avait fermé les yeux et son visage épuisé, malgré la bouche scellée, semblait sourire à nouveau.
À midi, la fièvre était à son sommet. Une sorte de toux viscérale secouait le corps du malade qui commença seulement à cracher du sang. Les ganglions avaient cessé d’enfler. Ils étaient toujours là, durs comme des écrous, vissés dans le creux des articulations, et Rieux jugea impossible de les ouvrir. Dans les intervalles de la fièvre et de la toux, Tarrou de loin en loin regardait encore ses amis. Mais, bientôt, ses yeux s’ouvrirent de moins en moins souvent, et la lumière qui venait alors éclairer sa face dévastée se fit plus pâle à chaque fois. L’orage qui secouait ce corps de soubresauts convulsifs l’illuminait d’éclairs de plus en plus rares et Tarrou dérivait lentement au fond de cette tempête. Rieux n’avait plus devant lui qu’un masque désormais inerte, où le sourire avait disparu. Cette forme humaine qui lui avait été si proche, percée maintenant de coups d’épieu, brûlée par un mal surhumain, tordue par tous les vents haineux du ciel, s’immergeait à ses yeux dans les eaux de la peste et il ne pouvait rien contre ce naufrage. Il devait rester sur le rivage, les mains vides et le cœur tordu, sans armes et sans recours, une fois de plus, contre ce désastre. Et à la fin, ce furent bien les larmes de l’impuissance qui empêchèrent Rieux de voir Tarrou se tourner brusquement contre le mur, et expirer dans une plainte creuse, comme si, quelque part en lui, une corde essentielle s’était rompue.
La nuit qui suivit ne fut pas celle de la lutte, mais celle du silence. Dans cette chambre retranchée du monde, au-dessus de ce corps mort maintenant habillé, Rieux sentit planer le calme surprenant qui, bien des nuits auparavant, sur les terrasses au-dessus de la peste, avait suivi l’attaque des portes. Déjà, à cette époque, il avait pensé à ce silence qui s’élevait des lits où il avait laissé mourir des hommes. C’était partout la même pause, le même intervalle solennel, toujours le même apaisement qui suivait les combats, c’était le silence de la défaite. Mais pour celui qui enveloppait maintenant son ami, il était si compact, il s’accordait si étroitement au silence des rues et de la ville libérée de la peste, que Rieux sentait bien qu’il s’agissait cette fois de la défaite définitive, celle qui termine les guerres et fait de la paix elle-même une souffrance sans guérison. Le docteur ne savait pas si, pour finir, Tarrou avait retrouvé la paix, mais, dans ce moment tout au moins, il croyait savoir qu’il n’y aurait jamais plus de paix possible pour lui-même, pas plus qu’il n’y a d’armistice pour la mère amputée de son fils ou pour l’homme qui ensevelit son ami.
Au-dehors, c’était la même nuit froide, des étoiles gelées dans un ciel clair et glacé. Dans la chambre à demi obscure, on sentait le froid qui pesait aux vitres, la grande respiration blême d’une nuit polaire. Près du lit, Mme Rieux se tenait assise, dans son attitude familière, le côté droit éclairé par la lampe de chevet. Au centre de la pièce, loin de la lumière, Rieux attendait dans son fauteuil. La pensée de sa femme lui venait, mais il la rejetait chaque fois.