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Au début de la nuit, les talons des passants avaient sonné clair dans la nuit froide.

– Tu t’es occupé de tout ? avait dit Mme Rieux.

– Oui, j’ai téléphoné.

Ils avaient alors repris leur veillée silencieuse. Mme Rieux regardait de temps en temps son fils. Quand il surprenait un de ces regards, il lui souriait. Les bruits familiers de la nuit s’étaient succédé dans la rue. Quoique l’autorisation ne fût pas encore accordée, bien des voitures circulaient à nouveau. Elles suçaient rapidement le pavé, disparaissaient et reparaissaient ensuite. Des voix, des appels, le silence revenu, le pas d’un cheval, deux tramways grinçant dans une courbe, des rumeurs imprécises, et à nouveau la respiration de la nuit.

– Bernard ?

– Oui.

– Tu n’es pas fatigué ?

– Non.

Il savait ce que sa mère pensait et qu’elle l’aimait, en ce moment. Mais il savait aussi que ce n’est pas grand-chose que d’aimer un être ou du moins qu’un amour n’est jamais assez fort pour trouver sa propre expression. Ainsi, sa mère et lui s’aimeraient toujours dans le silence. Et elle mourrait à son tour – ou lui – sans que, pendant toute leur vie, ils pussent aller plus loin dans l’aveu de leur tendresse. De la même façon, il avait vécu à côté de Tarrou et celui-ci était mort, ce soir, sans que leur amitié ait eu le temps d’être vraiment vécue. Tarrou avait perdu la partie, comme il disait. Mais lui, Rieux, qu’avait-il gagné ? Il avait seulement gagné d’avoir connu la peste et de s’en souvenir, d’avoir connu l’amitié et de s’en souvenir, de connaître la tendresse et de devoir un jour s’en souvenir. Tout ce que l’homme pouvait gagner au jeu de la peste et de la vie, c’était la connaissance et la mémoire. Peut-être était-ce cela que Tarrou appelait gagner la partie !

De nouveau, une auto passa et Mme Rieux remua un peu sur sa chaise. Rieux lui sourit. Elle lui dit qu’elle n’était pas fatiguée et tout de suite après :

– Il faudra que tu ailles te reposer en montagne, là-bas.

– Bien sûr, maman.

Oui, il se reposerait là-bas. Pourquoi pas ? Ce serait aussi un prétexte à mémoire. Mais si c’était cela, gagner la partie, qu’il devait être dur de vivre seulement avec ce qu’on sait et ce dont on se souvient, et privé de ce qu’on espère. C’était ainsi sans doute qu’avait vécu Tarrou et il était conscient de ce qu’il y a de stérile dans une vie sans illusions. Il n’y a pas de paix sans espérance, et Tarrou qui refusait aux hommes le droit de condamner quiconque, qui savait pourtant que personne ne peut s’empêcher de condamner et que même les victimes se trouvaient être parfois des bourreaux, Tarrou avait vécu dans le déchirement et la contradiction, il n’avait jamais connu l’espérance. Était-ce pour cela qu’il avait voulu la sainteté et cherché la paix dans le service des hommes ? À la vérité, Rieux n’en savait rien et cela importait peu. Les seules images de Tarrou qu’il garderait seraient celles d’un homme qui prenait le volant de son auto à pleines mains pour le conduire ou celles de ce corps épais, étendu maintenant sans mouvement. Une chaleur de vie et une image de mort, c’était cela la connaissance.

Voilà pourquoi, sans doute, le docteur Rieux, au matin, reçut avec calme la nouvelle de la mort de sa femme. Il était dans son bureau. Sa mère était venue presque en courant lui apporter un télégramme, puis elle était sortie pour donner un pourboire au porteur. Quand elle revint, son fils tenait à la main le télégramme ouvert. Elle le regarda, mais il contemplait obstinément, par la fenêtre, un matin magnifique qui se levait sur le port.

– Bernard, dit Mme Rieux.

Le docteur l’examina d’un air distrait.

– Le télégramme ? demanda-t-elle.

– C’est cela, reconnut le docteur. Il y a huit jours.

Mme Rieux détourna la tête vers la fenêtre. Le docteur se taisait. Puis il dit à sa mère de ne pas pleurer, qu’il s’y attendait, mais que c’était quand même difficile. Simplement, il savait, disant cela, que sa souffrance était sans surprise. Depuis des mois et depuis deux jours, c’était la même douleur qui continuait.

Les portes de la ville s’ouvrirent enfin, à l’aube d’une belle matinée de février, saluées par le peuple, les journaux, la radio et les communiqués de la préfecture. Il reste donc au narrateur à se faire le chroniqueur des heures de joie qui suivirent cette ouverture des portes, bien que lui-même fût de ceux qui n’avaient pas la liberté de s’y mêler tout entiers.

De grandes réjouissances étaient organisées pour la journée et pour la nuit. En même temps, les trains commencèrent à fumer en gare pendant que, venus de mers lointaines, des navires mettaient déjà le cap sur notre port, marquant à leur manière que ce jour était, pour tous ceux qui gémissaient d’être séparés, celui de la grande réunion.

On imaginera facilement ici ce que put devenir le sentiment de la séparation qui avait habité tant de nos concitoyens. Les trains qui, pendant la journée, entrèrent dans notre ville n’étaient pas moins chargés que ceux qui en sortirent. Chacun avait retenu sa place pour ce jour-là, au cours des deux semaines de sursis, tremblant qu’au dernier moment la décision préfectorale fût annulée. Certains des voyageurs qui approchaient de la ville n’étaient d’ailleurs pas tout à fait débarrassés de leur appréhension, car s’ils connaissaient en général le sort de ceux qui les touchaient de près, ils ignoraient tout des autres et de la ville elle-même, à laquelle ils prêtaient un visage redoutable. Mais ceci n’était vrai que pour ceux que la passion n’avait pas brûlés pendant tout cet espace de temps.

Les passionnés, en effet, étaient livrés à leur idée fixe. Une seule chose avait changé pour eux : ce temps que, pendant les mois de leur exil, ils auraient voulu pousser pour qu’il se pressât, qu’ils s’acharnaient à précipiter encore, alors qu’ils se trouvaient déjà en vue de notre ville, ils souhaitèrent le ralentir au contraire et le tenir suspendu, dès que le train commença de freiner avant l’arrêt. Le sentiment, à la fois vague et aigu en eux, de tous ces mois de vie perdus pour leur amour, leur faisait confusément exiger une sorte de compensation par laquelle le temps de la joie aurait coulé deux fois moins vite que celui de l’attente. Et ceux qui les attendaient dans une chambre ou sur le quai, comme Rambert, dont la femme, prévenue depuis des semaines, avait fait ce qu’il fallait pour arriver, étaient dans la même impatience et le même désarroi. Car cet amour ou cette tendresse que les mois de peste avaient réduits à l’abstraction, Rambert attendait, dans un tremblement, de les confronter avec l’être de chair qui en avait été le support.

Il aurait souhaité redevenir celui qui, au début de l’épidémie, voulait courir d’un seul élan hors de la ville et s’élancer à la rencontre de celle qu’il aimait. Mais il savait que cela n’était plus possible. Il avait changé, la peste avait mis en lui une distraction que, de toutes ses forces, il essayait de nier, et qui, cependant, continuait en lui comme une sourde angoisse. Dans un sens, il avait le sentiment que la peste avait fini trop brutalement, il n’avait pas sa présence d’esprit. Le bonheur arrivait à toute allure, l’événement allait plus vite que l’attente. Rambert comprenait que tout lui serait rendu d’un coup et que la joie est une brûlure qui ne se savoure pas.

Tous, du reste, plus ou moins consciemment, étaient comme lui et c’est de tous qu’il faut parler. Sur ce quai de gare où ils recommençaient leur vie personnelle, ils sentaient encore leur communauté en échangeant entre eux des coups d’œil et des sourires. Mais leur sentiment d’exil, dès qu’ils virent la fumée du train, s’éteignit brusquement sous l’averse d’une joie confuse et étourdissante. Quand le train s’arrêta, des séparations interminables, qui avaient souvent commencé sur ce même quai de gare, y prirent fin, en une seconde, au moment où des bras se refermèrent avec une avarice exultante sur des corps dont ils avaient oublié la forme vivante. Rambert, lui, n’eut pas le temps de regarder cette forme courant vers lui, que déjà, elle s’abattait contre sa poitrine. Et la tenant à pleins bras, serrant contre lui une tête dont il ne voyait que les cheveux familiers, il laissa couler ses larmes sans savoir si elles venaient de son bonheur présent ou d’une douleur trop longtemps réprimée, assuré du moins qu’elles l’empêcheraient de vérifier si ce visage enfoui au creux de son épaule était celui dont il avait tant rêvé ou au contraire celui d’une étrangère. Il saurait plus tard si son soupçon était vrai. Pour le moment, il voulait faire comme tous ceux qui avaient l’air de croire, autour de lui, que la peste peut venir et repartir sans que le cœur des hommes en soit changé.