Comme il devenait pâle, dormait mal et ne mangeait quasi point, sa mère était bien affligée et ne savait que faire pour le consoler. Elle essayait de le mener avec elle au marché ou de l'envoyer aux foires à bestiaux avec son père ou ses oncles; mais de rien il ne se souciait ni ne s'amusait, et le père Barbeau, sans lui en rien dire, essayait de persuader au père Caillaud de prendre les deux bessons à son service. Mais le père Caillaud lui répondait une chose dont il sentait la raison.
– Un supposé que je les prendrais tous deux pour un temps, ça ne pourrait pas durer, car là où il faut un serviteur, il n'en est besoin de deux pour des gens comme nous. Au bout de l'année, il vous faudrait toujours en louer un quelque autre part. Et ne voyez-vous pas que si Sylvinet était dans un endroit où on le forçât de travailler, il ne songerait pas tant, et ferait comme l'autre qui en a pris bravement son parti? Tôt ou tard il faudra en venir là. Vous ne le louerez peut-être pas où vous voudrez, et si ces enfants doivent encore être plus éloignés l'un de l'autre et ne se voir que de semaine en semaine ou de mois en mois, il vaut mieux commencer à les accoutumer à n'être pas toujours dans la poche l'un de l'autre, soyez donc plus raisonnable que cela, mon vieux, et ne faites pas tant attention au caprice d'un enfant que votre femme et vos autres enfants ont trop écouté et trop câliné. Le plus fort est fait, et croyez bien qu'il s'habituera au reste si vous ne cédez point.
Le père Barbeau se rendait et reconnaissait que plus Sylvinet voyait son besson, tant plus il avait envie de le voir. Et il se promettait, à la prochaine saint-Jean, d'essayer de le louer afin que, voyant de moins en moins Landry, il prît finalement le pli de vivre comme les autres et de ne pas se laisser surmonter par une amitié qui tournait en fièvre et en langueur.
Mais il ne fallait point encore parler de cela à la mère Barbeau; car, au premier mot, elle versait toutes les larmes de son corps. Elle disait que Sylvinet était capable de se périr, et le père Barbeau était grandement embarrassé.
Landry étant conseillé par son père et par son maître, et aussi par sa mère, ne manquait point de raisonner son pauvre besson; mais Sylvinet ne se défendait point, promettait tout et ne se pouvait vaincre. Il y avait dans sa peine quelque autre chose qu'il ne disait point, parce qu'il n'eût su comment le dire: c'est qu'il lui était poussé dans le fin fond du cœur une jalousie terrible à l'endroit de Landry. Il était content, plus content que jamais il ne l'avait été, de voir qu'un chacun le tenait en estime et que ses nouveaux maîtres le traitaient aussi amiteusement que s'il avait été l'enfant de la maison. Mais si cela le réjouissait d'un côté, de l'autre il s'affligeait et s'offensait de voir Landry répondre trop, selon lui, à ces nouvelles amitiés. Il ne pouvait souffrir que, sur un mot du père Caillaud, tant doucement et patiemment qu'il fût appelé, il courût vitement au-devant de son vouloir, laissant là père, mère et frère, plus inquiet de manquer à son devoir qu'à son amitié, et plus prompt à l'obéissance que Sylvinet ne s'en serait senti capable quand il s'agissait de rester quelques moments de plus avec l'objet d'un amour si fidèle.
Alors le pauvre enfant se mettait en l'esprit un souci, que devant il n'avait eu, à savoir qu'il était le seul à aimer et que son amitié lui était mal rendue; que cela avait dû exister de tout temps sans être venu d'abord à sa connaissance ou bien que, depuis un temps, l'amour de son besson s'était refroidi parce qu'il avait rencontré par ailleurs des personnes qui lui convenaient mieux et lui agréaient davantage.
VII
Landry ne pouvait pas deviner cette jalousie de son frère; car, de son naturel, il n'avait eu, quant à lui, jalousie de rien en sa vie. Lorsque Sylvinet venait le voir à la Priche, Landry, pour le distraire, le conduisait voir les grands bœufs, les belles vaches, le brebiage conséquent et les grosses récoltes du fermage au père Caillaud; car Landry estimait et considérait tout cela, non par envie, mais pour le goût qu'il avait au travail de la terre, à l'élevage des bestiaux, et pour le beau et le bien fait dans toutes les choses de la campagne. Il prenait plaisir à voir propre, grasse et reluisante, la pouliche qu'il menait au pré, et il ne pouvait souffrir que le moindre ouvrage fût fait sans conscience, ni qu'aucune chose pouvant vivre et fructifier fût délaissée, négligée et comme méprisée, comme les cadeaux du bon Dieu. Sylvinet regardait tout cela avec indifférence et s'étonnait que son frère prît tant à cœur des choses qui ne lui étaient de rien. Il était ombrageux de tout et disait à Landry:
– Te voilà bien épris de ces grands bœufs; tu ne penses plus à nos petits taurins qui sont si vifs, et qui étaient pourtant si doux et si mignons avec nous deux qu'ils se laissaient lier par toi plus volontiers que par notre père. Tu ne m'as pas seulement demandé des nouvelles de notre vache qui donne du si bon lait et qui me regarde d'un air tout triste, la pauvre bête, quand je lui porte à manger, comme si elle comprenait que je suis tout seul et comme si elle voulait me demander où est l'autre besson.
– C'est vrai qu'elle est une bonne bête, disait Landry; mais regarde donc celles d'ici! tu les verras traire, et jamais de ta vie tu n'auras vu tant de lait à la fois.
– Ça se peut, reprenait Sylvinet, mais pour être d'aussi bon lait et d'aussi bonne crème que la crème et le lait de la Brunette, je gage bien que non, car les herbes de la Bessonnière sont meilleures que celles de par ici.
– Diantre! disait Landry, je crois bien que mon père échangerait pourtant de bon cœur, si on lui donnait les grands foins du père Caillaud pour sa joncière du bord de l'eau!
– Bah! reprenait Sylvinet en levant les épaules, il y a dans la joncière des arbres plus beaux que tous les vôtres, et tant qu'au foin, s'il est rare, il est fin, et quand on le rentre c'est comme une odeur de baume qui reste tout le long du chemin.