Ils disputaient ainsi sur rien, car Landry savait bien qu'il n'est point de plus bel avoir que celui qu'on a, et Sylvinet ne pensait pas à son avoir plus qu'à celui d'autrui, en méprisant celui de la Priche; mais au fond de toutes ces paroles en l'air, il y avait, d'une part l'enfant qui était content de travailler et de vivre n'importe où et comment, et de l'autre celui qui ne pouvait point comprendre que son frère eût à part de lui un moment d'aise et de tranquillité.
Si Landry le menait dans le jardin de son maître et que, tout en devisant avec lui, il s'interrompît pour couper une branche morte sur une pente ou pour arracher une mauvaise herbe qui gênait les légumes, cela fâchait Sylvinet, qu'il eût toujours une idée d'ordre et de service pour autrui au lieu d'être, comme lui, à l'affût du moindre souffle et de la moindre parole de son frère. Il n'en faisait rien paraître parce qu'il avait honte de se sentir si facile à choquer; mais au moment de le quitter, il lui disait souvent:
– Allons, tu as bien assez de moi pour aujourd'hui; peut-être bien que tu en as trop et que le temps te dure de me voir ici.
Landry ne comprenait rien à ces reproches-là. Ils lui faisaient de la peine et, à son tour, il en faisait reproche à son frère qui ne voulait ni ne pouvait s'expliquer.
Si le pauvre enfant avait la jalousie des moindres choses qui occupaient Landry, il avait encore plus fort celle des personnes à qui Landry montrait de l'attachement. Il ne pouvait souffrir que Landry fût camarade et de bonne humeur avec les autres gars de la Priche, et quand il le voyait prendre soin de la petite solange, la caresser ou l'amuser, il lui reprochait d'oublier sa petite sœur Nanette, qui était, à son dire, cent fois plus mignonne, plus propre et plus aimable que cette vilaine fille-là.
Mais comme on n'est jamais dans la justice quand on se laisse manger le cœur par la jalousie, lorsque Landry venait à la Bessonnière, il paraissait s'occuper trop, selon lui, de sa petite sœur. Sylvinet lui reprochait de ne faire attention qu'à elle et de n'avoir plus avec lui que de l'ennui et de l'indifférence.
Enfin, son amitié devint peu à peu si exigeante, et son humeur si triste, que Landry commençait à en souffrir et à ne pas se trouver heureux de le voir trop souvent. Il était un peu fatigué de s'entendre toujours reprocher d'avoir accepté son sort comme il le faisait et on eût dit que Sylvinet se serait trouvé moins malheureux s'il eût pu rendre son frère aussi malheureux que lui. Landry comprit et voulut lui faire comprendre que l'amitié, à force d'être grande, peut quelquefois devenir un mal. Sylvinet ne voulut point entendre cela et considéra même la chose comme une grande dureté que son frère lui disait; si bien qu'il commença à le bouder de temps en temps et à passer des semaines entières sans aller à la Priche, mourant d'envie pourtant de le faire, mais s'en défendant et mettant de l'orgueil dans une chose où jamais il n'aurait dû y en entrer un brin.
Il arriva même que, de paroles en paroles et de fâcheries en fâcheries, Sylvinet, prenant toujours en mauvaise part tout ce que Landry lui disait de plus sage et de plus honnête pour lui remettre l'esprit, le pauvre Sylvinet en vint à avoir tant de dépit qu'il s'imaginait par moment haïr l'objet de tant d'amour, et qu'il quitta la maison, un dimanche, pour ne point passer la journée avec son frère qui n'avait pourtant pas une seule fois manqué d'y venir.
Cette mauvaiseté d'enfant chagrina grandement Landry. Il aimait le plaisir et la turbulence parce que, chaque jour, il devenait plus fort et plus dégagé. Dans tous les jeux, il était le premier, le plus subtil de corps et d'œil. C'était donc un petit sacrifice qu'il faisait à son frère, de quitter les joyeux gars de la Priche chaque dimanche, pour passer tout le jour à la Bessonnière où il ne fallait point parler à Sylvinet d'aller jouer sur la place de la Cosse, ni même de se promener ici ou là. Sylvinet, qui était resté enfant de corps et d'esprit beaucoup plus que son frère et qui n'avait qu'une idée, celle de l'aimer uniquement et d'en être aimé de même, voulait qu'il vînt avec lui tout seul dans leurs endroits, comme il disait, à savoir dans les recoins et cachettes où ils avaient été s'amuser à des jeux qui n'étaient maintenant plus de leur âge: comme de faire petites brouettes d'osier, ou petits moulins, ou saulnées à prendre les petits oiseaux; ou encore des maisons avec des cailloux, et des champs grands comme un mouchoir de poche que les enfants font mine de labourer à plusieurs façons, faisant imitation en petit de ce qu'ils voient faire aux laboureurs, semeurs, herseurs, héserbeurs et moissonneurs, et s'apprenant ainsi les uns aux autres, dans une heure de temps, toutes les façons, cultures et récoltes que reçoit et donne la terre dans le cours de l'année.
Ces amusements-là n'étaient plus du goût de Landry, qui maintenant pratiquait ou aidait à pratiquer la chose en grand, et qui aimait mieux conduire un grand charroi à six bœufs que d'attacher une petite voiture de branchages à la queue de son chien. Il aurait souhaité d'aller s'escrimer avec les forts gars de son endroit, jouer aux grandes quilles, vu qu'il était devenu adroit à enlever la grosse boule et à la faire rouler à point à trente pas. Quand Sylvinet consentait à y aller, au lieu de jouer il se mettait dans un coin sans rien dire, tout prêt à s'ennuyer et à se tourmenter si Landry avait l'air de prendre au jeu trop de plaisir et de feu.
Enfin, Landry avait appris à danser à la Priche et, quoique ce goût lui fût venu tard à cause que Sylvinet ne l'avait jamais eu, il dansait déjà aussi bien que ceux qui s'y prennent dès qu'ils savent marcher. Il était estimé bon danseur de bourrée à la Priche, et quoiqu'il n'eût pas encore de plaisir à embrasser les filles, comme c'est la coutume de le faire à chaque danse, il était content de les embrasser parce que cela le sortait, par apparence, de l'état d'enfant; et il eût même souhaité qu'elles y fissent un peu de façon comme elles font avec les hommes. Mais elles n'en faisaient point encore, et mêmement les plus grandes le prenaient par le cou en riant, ce qui l'ennuyait un peu.
Sylvinet l'avait vu danser une fois et cela avait été cause d'un de ses plus grands dépits. Il avait été si en colère de le voir embrasser une des filles du père Caillaud qu'il avait pleuré de jalousie et trouvé la chose tout à fait indécente et malchrétienne.