Chacun sait pourtant qu'il y a danger à rester au bord de notre rivière quand le grand vent se lève. Toutes les rives sont minées en dessous et il n'est point d'orage qui, dans la quantité, ne déracine quelques-uns de ces vergnes qui sont toujours courts en racines, à moins qu'ils ne soient très gros et très vieux, et qui vous tomberaient fort bien sur le corps sans vous avertir. Mais Sylvinet, qui n'était pourtant ni plus simple ni plus fou qu'un autre, ne paraissait pas tenir compte du danger. Il n'y pensait pas plus que s'il se fût trouvé à l'abri dans une bonne grange. Fatigué de courir tout le jour et de vaguer à l'aventure si, par bonheur, il ne s'était pas noyé dans la rivière, on pouvait toujours bien dire qu'il s'était noyé dans son chagrin et dans son dépit, au point de rester là comme une souche, les yeux fixés sur le courant de l'eau, la figure aussi pâle qu'une fleur de nape [1], la bouche à demi ouverte comme un petit poisson qui bâille au soleil, les cheveux tout emmêlés par le vent, et ne faisant pas même attention à son petit agneau, qu'il avait rencontré égaré dans les près et dont il avait eu pitié. Il l'avait bien pris dans sa blouse pour le rapporter à son logis; mais, chemin faisant, il avait oublié de demander à qui l'agneau perdu. Il l'avait là sur ses genoux et le laissait crier sans l'entendre, malgré que le pauvre petit lui faisait une voix désolée et regardait tout autour de lui avec de gros yeux clairs, étonné de ne pas être écouté de quelqu'un de son espèce, et ne reconnaissant ni son pré, ni sa mère, ni son étable dans cet endroit tout ombragé et tout herbu, devant un gros courant d'eau qui, peut-être bien, lui faisait grand-peur.
X
Si Landry n'eût pas été séparé de Sylvinet par la rivière qui n'est large, dans tout son parcours, de plus de quatre ou cinq mètres (comme on dit dans ces temps nouveaux), mais qui est, par endroits, aussi creuse que large, il eût, pour sûr, sauté sans plus de réflexion au cou de son frère. Mais Sylvinet ne le voyant même pas, il eut le temps de penser à la manière dont il l'éveillerait de sa rêvasserie et dont, par persuasion, il le ramènerait à la maison; car si ce n'était pas l'idée de ce pauvre boudeur, il pouvait bien tirer d'un autre côté, et Landry n'aurait pas de sitôt trouvé un gué ou une passerelle pour aller le rejoindre.
Landry ayant donc un peu songé en lui-même, se demanda comment son père, qui avait de la raison et de la prudence pour quatre, agirait en pareille rencontre; et il s'avisa bien à propos que le père Barbeau s'y prendrait tout doucement et sans faire semblant de rien, pour ne pas montrer à Sylvinet combien il avait causé d'angoisse et ne lui occasionner trop de repentir, ni l'encourager trop à recommencer dans un autre jour de dépit.
Il se mit donc à siffler comme s'il appelait les merles pour les faire chanter, ainsi que font les pâtours quand ils suivent les buissons à la nuit tombante. Cela fit lever la tête à Sylvinet et, voyant son frère, il eut honte et se leva vivement, croyant n'avoir pas été vu. Alors Landry fit comme s'il l'apercevait et lui dit sans beaucoup crier, car la rivière ne chantait pas assez haut pour empêcher de s'entendre:
– Hé, mon Sylvinet, tu es donc là? Je t'ai attendu tout ce matin et, voyant que tu étais sorti pour si longtemps, je suis venu me promener par ici, en attendant le souper où je comptais bien te retrouver à la maison; mais puisque te voilà, nous rentrerons ensemble. Nous allons descendre la rivière, chacun sur une rive, et nous nous joindrons au gué des Roulettes (c'était le gué qui se trouvait au droit de la maison à la mère Fadet).
«Marchons», dit Sylvinet en ramassant son agneau qui, ne le connaissant pas depuis longtemps, ne le suivait pas volontiers de lui-même; et ils descendirent la rivière sans trop oser se regarder l'un l'autre, car ils craignaient de se faire voir la peine qu'ils avaient d'être fâchés et le plaisir qu'ils sentaient de se retrouver. De temps en temps, Landry, toujours pour paraître ne pas croire au dépit de son frère, lui disait une parole ou deux tout en marchant. Il lui demanda d'abord où il avait pris ce petit agneau bureau, et Sylvinet ne pouvait trop le dire car il ne voulait point avouer qu'il avait été bien loin et qu'il ne savait pas même le nom des endroits où il avait passé. Alors Landry, voyant son embarras, lui dit:
– Tu me conteras cela plus tard, car le vent est grand et il ne fait pas trop bon à être sous les arbres le long de l'eau; mais, par bonheur, voilà l'eau du ciel qui commence à tomber, et le vent ne tardera pas à tomber aussi.
Et en lui-même, il se disait: «C'est pourtant vrai que le grelet m'a prédit que je le retrouverais avant que la pluie ait commencé. Pour sûr, cette fille-là en sait plus long que nous.»
Il ne se disait point qu'il avait passé un bon quart d'heure à s'expliquer avec la mère Fadet, tandis qu'il la priait et qu'elle refusait de l'écouter, et que la petite Fadette, qu'il n'avait vue qu'en sortant de la maison, pouvait bien avoir vu Sylvinet pendant cette explication-là. Enfin, l'idée lui en vint; mais comment savait-elle si bien de quoi il était en peine, lorsqu'elle l'avait accosté, puisqu'elle n'était point là du temps qu'il s'expliquait avec la vieille? Cette fois, l'idée ne lui vint pas qu'il avait déjà demandé son frère à plusieurs personnes en venant à la Joncière, et que quelqu'un avait pu en parler devant la petite Fadette; ou bien que cette petite pouvait avoir écouté la fin de son discours avec la grand-mère, en se cachant, comme elle faisait souvent, pour connaître tout ce qui pouvait contenter sa curiosité.
De son côté, le pauvre Sylvinet pensa aussi en lui-même à la manière dont il expliquerait son mauvais comportement vis-à-vis de son frère et de sa mère, car il ne s'était point attendu à la feinte de Landry et il ne savait quelle histoire lui faire, lui qui n'avait menti de sa vie et qui n'avait jamais rien caché à son besson.
Aussi se trouva-t-il bien mal à l'aise en passant le gué; car il était venu jusque-là sans rien trouver pour se sortir d'embarras.
Sitôt qu'il fut sur la rive, Landry l'embrassa; et, malgré lui, il le fit avec encore plus de cœur qu'il n'avait coutume mais il se retint de le questionner car il vit bien qu'il ne saurait que dire, et il le ramena à la maison, lui parlant de toutes sortes de choses autres que celle qui leur tenait à cœur à tous les deux. En passant devant la maison de la mère Fadet, il regarda bien s'il verrait la petite Fadette, et il se sentait une envie d'aller la remercier. Mais la porte était fermée et l'on n'entendait pas d'autre bruit que la voix du sauteriot qui beuglait parce que sa grand-mère l'avait fouaillé, ce qui lui arrivait tous les soirs, qu'il l'eût mérité ou non.