Pour toutes ces raisons, Landry, qui n'était pourtant pas aussi fier que Sylvinet, se sentait du dégoût pour la petite Fadette et, regrettant d'avoir eu des rapports avec elle, il se gardait bien de le faire connaître à personne. Il le cacha même à son besson, ne voulant pas lui confesser l'inquiétude qu'il avait eue à son sujet; et, de son côté, Sylvinet lui cacha toutes les méchancetés de la petite Fadette envers lui, ayant honte de dire qu'elle avait eu divination de sa jalousie.
Mais le temps se passait. À l'âge qu'avaient nos bessons, les semaines sont comme des mois et les mois comme des ans, pour le changement qu'ils amènent dans le corps et dans l'esprit. Bientôt, Landry oublia son aventure et, après s'être un peu tourmenté du souvenir de la Fadette, n'y pensa non plus que s'il en eût fait le rêve.
Il y avait déjà environ dix mois que Landry était entré à la Priche, et on approchait de la saint-Jean qui était l'époque de son engagement avec le père Caillaud. Ce brave homme était si content de lui qu'il était bien décidé à lui augmenter son gage plutôt que de le voir partir; et Landry ne demandait pas mieux que de rester dans le voisinage de sa famille et de renouveler avec les gens de la Priche, qui lui convenaient beaucoup. Mêmement, il se sentait venir une amitié pour une nièce du père Caillaud qui s'appelait Madelon et qui était un beau brin de fille. Elle avait un an de plus que lui et le traitait encore un peu comme un enfant; mais cela diminuait de jour en jour et, tandis qu'au commencement de l'année elle se moquait de lui lorsqu'il avait honte de l'embrasser aux jeux ou à la danse, sur la fin, elle rougissait au lieu de le provoquer, elle ne restait plus seule avec lui dans l'étable ou dans le fenil. La Madelon n'était point pauvre et un mariage entre eux eût bien pu s'arranger par la suite du temps. Les deux familles étaient bien famées et tenues en estime par tout le pays. Enfin, le père Caillaud, voyant ces deux enfants qui commençaient à se chercher et à se craindre, disait au père Barbeau que ça pourrait bien faire un beau couple, et qu'il n'y avait point de mal à leur laisser faire bonne et longue connaissance.
Il fut donc convenu, huit jours avant la saint-Jean, que Landry resterait à la Priche et Sylvinet chez ses parents; car la raison était assez bien revenue à celui-ci, et le père Barbeau ayant pris les fièvres, cet enfant savait se rendre très utile au travail de ses terres. Sylvinet avait eu grand peur d'être envoyé au loin, et cette crainte-là avait agi sur lui en bien; car, de plus en plus, il s'efforçait à vaincre l'excédent de son amitié pour Landry, ou du moins ne point trop le laisser paraître. La paix et le contentement étaient donc revenus à la Bessonnière, quoique les bessons ne se vissent plus qu'une ou deux fois la semaine. La saint-Jean fut pour eux un jour de bonheur; ils allèrent ensemble à la ville pour voir la loue des serviteurs de ville et de campagne, et la fête qui s'ensuit sur la grande place. Landry dansa plus d'une bourrée avec la belle Madelon; et Sylvinet, pour lui complaire, essaya de danser aussi. Il ne s'en tirait pas trop bien; mais la Madelon, qui lui témoignait beaucoup d'égards, le prenait par la main, en vis-à-vis, pour l'aider à marquer le pas; et Sylvinet, se trouvant ainsi avec son frère, promit d'apprendre à bien danser afin de partager un plaisir où, jusque-là, il avait gêné Landry.
Il ne se sentait pas trop de jalousie contre Madelon, parce que Landry était sur la réserve avec elle. Et d'ailleurs, Madelon flattait et encourageait Sylvinet. Elle était sans gêne avec lui, et quelqu'un qui ne s'y connaîtrait pas aurait jugé que c'était celui des bessons qu'elle préférait. Landry eût pu en être jaloux s'il n'eût été, par nature, ennemi de la jalousie; et peut-être un je ne sais quoi lui disait-il, malgré sa grande innocence, que Madelon n'agissait ainsi que pour lui faire plaisir et avoir occasion de se trouver plus souvent avec lui.
Toutes choses allèrent donc pour le mieux pendant environ trois mois, jusqu'au jour de la saint-Andoche, qui est la fête patronale du bourg de la Cosse, et qui tombe aux derniers jours de septembre.
Ce jour-là, qui était toujours pour les deux bessons une grande et belle fête, parce qu'il y avait danse et jeux de toutes sortes sous les grands noyers de la paroisse, amena pour eux de nouvelles peines auxquelles ils ne s'attendaient mie.
Le père Caillaud ayant donné licence à Landry d'aller dès la veille coucher à la Bessonnière afin de voir la fête sitôt le matin, Landry partit avant souper, bien content d'aller surprendre son besson qui ne l'attendait que le lendemain. C'est la saison où les jours commencent à être courts et où la nuit tombe vite. Landry n'avait jamais peur de rien en plein jour: mais il n'eût pas été de son âge et de son pays s'il avait aimé à se trouver seul la nuit sur les chemins, surtout dans l'automne, qui est une saison où les sorciers et les follets commencent à se donner du bon temps, à cause des brouillards qui les aident à cacher leurs malices et maléfices. Landry, qui avait coutume de sortir seul à toute heure pour mener ou rentrer ses bœufs, n'avait pas précisément grand souci, ce soir-là, plus qu'un autre soir; mais il marchait vite et chantait fort, comme on fait toujours quand le temps est noir, car on sait que le chant de l'homme dérange et écarte les mauvaises bêtes et les mauvaises gens.