– Tu vois bien, me dit mon ami, que, tout affligés et malheureux que nous sommes, on ne peut nous ôter cette douceur d'aimer la nature et de nous reposer dans sa poésie. Eh bien, puisque nous ne pouvons plus donner que cela aux malheureux, faisons encore de l'art comme nous l'entendions naguère, c'est-à-dire célébrons tout doucement cette poésie si douce; exprimons-la, comme le suc d'une plante bienfaisante, sur les blessures de l'humanité.
Sans doute, il y aurait dans la recherche des vérités applicables à son salut matériel, bien d'autres remèdes à trouver. Mais d'autres que nous s'en occuperont mieux que nous; et comme la question vitale immédiate de la société est une question de fait en ce moment, tâchons d'adoucir la fièvre de l'action en nous et dans les autres par quelque innocente distraction. si nous étions à Paris, nous ne nous reprocherions pas d'aller écouter de temps en temps de la musique pour nous rafraîchir l'âme. Puisque nous voici aux champs, écoutons la musique de la nature.
– Puisqu'il en est ainsi, dis-je à mon ami, revenons à nos moutons, c'est-à-dire à nos bergeries. Te souviens-tu qu'avant la révolution, nous philosophions précisément sur l'attrait qu'ont éprouvé de tout temps les esprits fortement frappés des malheurs publics, à se rejeter dans les rêves de la pastorale, dans un certain idéal de la vie champêtre d'autant plus naïf et plus enfantin que les mœurs étaient plus brutales et les pensées plus sombres dans le monde réel?
– C'est vrai, et jamais je ne l'ai mieux senti. Je t'avoue que je suis si las de tourner dans un cercle vicieux en politique, si ennuyé d'accuser la minorité qui gouverne, pour être forcé tout aussitôt de reconnaître que cette minorité est l'élue de la majorité, que je voudrais oublier tout cela, ne fût-ce que pendant une soirée, pour écouter ce paysan qui chantait tout à l'heure, ou toi-même, si tu voulais me dire un de ces contes que le Chanvreur de ton village t'apprend durant les veillées d'automne.
– Le laboureur ne chantera plus d'aujourd'hui, répondis-je, car le soleil est couché, et le voilà qui rentre ses bœufs, laissant l'arçon dans le sillon. Le chanvre trempe encore dans la rivière, et ce n'est pas même le temps où on le dresse en javelles, qui ressemblent à de petits fantômes rangés en bataille au clair de la lune, le long des enclos et des chaumières. Mais je connais le Chanvreur; il ne demande qu'à raconter des histoires et il ne demeure pas loin d'ici. Nous pouvons bien aller l'inviter à souper; et, pour n'avoir point broyé depuis longtemps, pour n'avoir point avalé de poussière, il n'en sera que plus disert et de plus longue haleine.
– Eh bien, allons le chercher, dit mon ami, tout réjoui d'avance; et demain tu écriras son récit pour faire suite, avec La Mare au Diable et François le Champi, à une série de contes villageois, que nous intitulerons classiquement Les veillées du Chanvreur.
– Et nous dédierons ce recueil à nos amis prisonniers; puisqu'il nous est défendu de leur parler politique, nous ne pouvons que leur faire des contes pour les distraire ou les endormir. Je dédie celui-ci en particulier, à Armand…
– Inutile de le nommer, reprit mon ami; on verrait un sens caché, dans ton apologue, et on découvrirait là-dessous quelque abominable conspiration. Je sais bien qui tu veux dire et il le saura bien aussi, lui, sans que tu traces seulement la première lettre de son nom.
Le Chanvreur ayant bien soupé, et voyant à sa droite un grand pichet de vin blanc, à sa gauche un pot de tabac pour charger sa pipe à discrétion toute la soirée, nous raconta l'histoire suivante.
George SAND
II
Nohant, 21 décembre 1851.
C'est à la suite des néfastes journées de juin 1848 que, troublé et navré jusqu'au fond de l'âme par les orages extérieurs, je m'efforçai de retrouver dans la solitude, sinon le calme, au moins la foi, si je faisais profession d'être philosophe, je pourrais croire ou prétendre que la foi aux idées entraîne le calme de l'esprit en présence des faits désastreux de l'histoire contemporaine; mais il n'en est point ainsi pour moi, et j'avoue humblement que la certitude d'un avenir providentiel ne saurait fermer l'accès, dans une âme d'artiste, à la douleur de traverser un présent obscurci et déchiré par la guerre civile.
Pour les hommes d'action qui s'occupent personnellement du fait politique, il y a, dans tout parti, dans toute situation, une fièvre d'espoir ou d'angoisse, une colère ou une joie, l'enivrement du triomphe ou l'indignation de la défaite. Mais pour le pauvre poète, comme pour la femme oisive, qui contemplent les événements sans y trouver un intérêt direct et personnel, quel que soit le résultat de la lutte, il y a l'horreur profonde du sang versé de part et d'autre, et une sorte de désespoir à la vue de cette haine, de ces injures, de ces menaces, de ces calomnies qui montent vers le ciel comme un impur holocauste, à la suite des convulsions sociales.
Dans ces moments-là, un génie orageux et puissant, comme celui du Dante, écrit avec ses larmes, avec sa bile, avec ses nerfs, un poème terrible, un drame tout plein de tortures et de gémissements. Il faut être trempé comme cette âme de fer et de feu pour arrêter son imagination sur les horreurs d'un enfer symbolique, quand on a sous les yeux le douloureux purgatoire de la désolation sur la terre. De nos jours, plus faible et plus sensible, l'artiste, qui n'est que le reflet et l'écho d'une génération assez semblable à lui, éprouve le besoin impérieux de détourner la vue et de distraire l'imagination, en se reportant vers un idéal de calme, d'innocence et de rêverie. C'est son infirmité qui le fait agir ainsi, mais il n'en doit point rougir car c'est aussi son devoir. Dans les temps où le mal vient de ce que les hommes se méconnaissent et se détestent, la mission de l'artiste est de célébrer la douceur, la confiance, l'amitié, et de rappeler ainsi aux hommes endurcis ou découragés que les mœurs pures, les sentiments tendres et l'équité primitive sont ou peuvent être encore de ce monde. Les allusions directes aux malheurs présents, l'appel aux passions qui fermentent, ce n'est point là le chemin du salut: mieux vaut une douce chanson, un son de pipeau rustique, un conte pour endormir les petits enfants sans frayeur et sans souffrance, que le spectacle des maux réels renforcés et rembrunis encore par les couleurs de la fiction.