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Le pire, dans le pire, c’est l’attente du pire. Le pire, dans les noces, c’est la caravane de klaxonneux qui annonce au monde entier la proche inauguration de la mariée. J’ai souhaité qu’on échappe au moins à ça, mais il paraît que ça aurait frustré les mômes d’un grand plaisir. La prison de Champrond étant à soixante bornes de Paris, il a fallu se fader soixante kilomètres de klaxonnerie. Un automobiliste qui nous aurait croisés avec un peu d’attention aurait peut-être trouvé amusant qu’une noce aussi tonitruante trimballât dans ses bagnoles enrubannées une telle collection de gueules d’enterrement. Exception faite de la dernière voiture où ont pris place les mouflets (Jérémy, le Petit, Leila et Nourdine les enfants d’honneur) et qui est conduite par Théo, un pote sans faille que je me suis fait à l’époque où je jouais le Bouc Émissaire au Magasin, rue du Temple[1]. Quand je lui ai demandé si ça ne l’embêtait pas de se joindre, Théo a répondu : « J’adore les mariages, je ne perds jamais une occase de voir à quoi j’ai échappé. Alors un mariage en cabane, tu penses… »
La plus belle auto est évidemment celle de la mariée, une Chambord toute blanche, louée spécialement par Hadouch au cours d’une séance où j’ai bien cru que le loueur allait se flinguer. « Non, pas une B.M.W., disait Hadouch, ça fait mac, pas une Mercedes non plus, ça fait manouche, non, cette Traction, non, on tourne pas un film sur la Gestapo, pas de Buick non plus, on dirait des corbillards, c’est un mariage, bordel, pas un enterrement — enfin presque pas… », des heures, ça a duré, jusqu’au moment où : « Et la Chambord, là, elle est à louer ? » Puis, très sérieux : « Tu comprends, Benjamin, une Chambord blanche, ça, au moins, ça fait Clara. »
Clara roule derrière moi, dans la Chambord blanche. Elle a mis sa main dans la main du vieil Amar et m’est avis qu’elle ne la lâchera que pour prendre celle de Clarence. (Clara et Clarence !… nom de Dieu de nom de Dieu !) Yasmina s’est assise de l’autre côté et Hadouch conduit, un coude à la portière, seul devant, comme un authentique chauffeur de Chambord blanche. Julie et moi ouvrons la marche dans sa 4 C.V. jaune, qui roule allègrement, toute contente de ne pas être en fourrière, comme un taulard en permission exceptionnelle. À part Julius le Chien, qui trône derrière, un ruban rose noué par le Petit autour de son énorme cou, nous n’avons pris personne à bord, je voulais rester seul avec Julie. Par égard pour mon deuil fraternel, Julie ne klaxonne pas. Elle conduit avec cette espèce de nonchalance dynamique qu’affichaient, dans les années vingt, les femmes émancipées au volant des longues décapotables. Elle est belle et j’ai glissé ma main dans l’échancrure de sa robe. Un de ses seins y a aussitôt fait son nid.
— Est-ce que je t’ai déjà dit que j’ai fait une interview d’A. S. Neill, à Summerhill, dans le temps ?
Non, elle ne m’a jamais dit ça. Elle parle peu de son boulot, Julie. Et c’est tant mieux, parce qu’elle passe tellement de temps à courir le monde pour écrire ses papiers que si elle se mettait aussi à me raconter le comment, la vie serait ailleurs.
— Eh bien, je me rappelle aujourd’hui qu’il m’a parlé de Saint-Hiver.
— Sans blague ? Saint-Hiver est allé voir A. S. Neill à Summerhill ?
— Oui, un juge français qui se proposait d’appliquer aux délinquants majeurs les méthodes que lui-même utilisait avec les gosses.
Mo le Mossi et Simon le Kabyle suivent Clara dans une camionnette où sept moutons embrochés attendent le méchoui final. Les taulards-créateurs sont de la fête, bien entendu, leurs matons aussi et peut-être même les flics qui les ont coxés, les juges qui les ont envoyés au ballon et les avocats qui les ont si bien défendus. Une demi-tonne de couscous accompagne le méchoui.
— Et qu’est-ce qu’il en pensait, A. S. Neill, du beau Clarence ?
— Il se demandait si son projet allait réussir. Il en doutait, je crois. Pour lui, la réussite dans ce genre d’institutions tenait moins à une question de méthode qu’à la personne responsable.
— Oui, madame, y’a pas de pédagogie, y’a que des pédagogues.
Julie me sourit du coin de l’œil. Mais une petite mécanique s’est mise en branle dans sa tête. Je connais bien cet air-là. La journaleuse pointe le nez. Et pas n’importe quel nez ! Julie est au monde social ce que la reine Zabo est à l’univers du papier : un scanner d’une curiosité insatiable, et d’un diagnostic infaillible.
— Quelque chose que j’aurais bien aimé savoir, tout de même…
— Oui, Julie ?
— C’est la façon dont Saint-Hiver s’y est pris pour faire avaler son projet de prison à Chabotte. Tu te souviens de Chabotte ? Il était directeur de cabinet au ministère de la Justice, à l’époque ; rien ne se décidait sans lui.
Si je me souvenais de Chabotte… l’inventeur de la petite moto à deux poulets, celui de derrière armé d’un long bâton. La plupart des têtes cabossées qui venaient se faire soigner à la maison, dans les années 70, on les devait au bâton motorisé de Chabotte.
— Faire avaler à un Chabotte qu’avec un peu de doigté on peut transformer Landru en Rembrandt, ça ne doit pas être évident.
Là, j’objecte :
— Un type qui, à soixante ans, peut séduire Clara et en faire cinq minutes plus tard une grenouille de bénitier peut convaincre n’importe qui de n’importe quoi.
Et j’ajoute, mine de rien :
— Par exemple, convaincre une Julie Corrençon de ne pas écrire d’article sur sa prison paradisiaque, alors qu’elle en crève d’envie.
Julie ouvre la bouche pour me répondre, mais un hurlement de sirène lui souffle sa bougie. Un motard vient de nous dépasser, cul dressé et ventre à terre, faisant signe à la noce de se jeter dans le fossé pour laisser passer l’essentiel : en l’occurrence une limousine officielle aux verres fumés comme le mystère et qui atteint la ligne d’horizon à la seconde où elle nous dépasse, suivie par un autre motard, non moins hurlant que le premier. « Un invité de marque », ricané-je in petto.
— Non ! avait répondu Saint-Hiver quand Julie lui avait carrément posé la question. Non ! Il ne faut pas que vous écriviez d’article sur nous !
Sa voix avait eu quelque chose d’un coupe-feu. Il s’était repris aussitôt :
— Bien entendu, la presse est libre, mademoiselle Corrençon, et d’ailleurs il n’est pas dans mon caractère d’interdire.
(N’empêche que c’est tentant, hein ?)
— Mais imaginez que vous écriviez cet article…
Sa voix suppliait de n’en rien faire.
— Imaginez que vous sortiez ce papier : « Une unité de production artistique et artisanale dans le système pénitentiaire français »… quelque chose comme ça, je ne suis guère doué pour les titres (en effet !), ce sera ce que vous appelez un « scoop », n’est-ce pas ? Et qui plus est, le genre de scoop « branché-expérimental » qui titille l’imaginaire d’aujourd’hui, non ?
Si. L’appétit de Julie était bien obligé d’en convenir.
— Bien. Que se passera-t-il dans la semaine qui suivra la sortie de votre article ?
Silence de Julie.
— Nous serons le point de mire de tous les snobismes, voilà ce qui se passera ! Les journalistes bien intentionnés nous tomberont dessus comme des sauterelles pour chanter nos louanges et les autres pour crier au gaspillage de l’argent public ! Résultat : compétition idéologique ! Les critiques de tous poils feront le siège de mes peintres, de mes auteurs, de mes compositeurs, et les compareront à ce qui se produit dehors, résultat : compétition artistique ! On voudra vraisemblablement commercialiser notre production : compétition économique ! Certains de mes pensionnaires céderont au vertige publicitaire : compétition narcissique ! Or, je vous le rappelle…