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— Mais c’est Ben Tayeb ! Tu es de la noce, Ben Tayeb ?

Sans attendre la réponse, le faucheux désigne Mo et Simon du pouce.

— Ton Mossi et ton Kabyle se sont faits chrétiens ?

À quoi Simon sourit béatement. Il y a un espace entre ses incisives. La légende veut que par cet espace souffle le vent du prophète. L’histoire dit que ce vent-là a déraciné plus d’une forteresse. Hadouch connaît le sourire de Simon.

— On ne bouge pas, Simon, on dit : « Bonjour, monsieur l’inspecteur. »

Simon ne bouge pas. Il dit :

— Bonjour, monsieur l’inspecteur.

Son sourire non plus ne bronche pas.

— Berthier ! Clamard ! appelle l’inspecteur.

Deux autres portières claquent. Berthier et Clamard. Une petite tête de moins que leur patron, mais tout pareils dans la dégaine. Les singes savants de la boutique Hiérarchie.

— Vous permettez, commandant ? crie de loin le faucheux, c’est Belleville qui vient jusqu’à moi, ma zone, mon gagne-pain, ma raison d’être, autant en profiter pour travailler un peu !

Le commandant ne répond pas. Il désapprouve en silence. L’éternel conflit policier entre le costume de ville et le costume des champs. Le faucheux s’est mis à remonter la colonne de voitures. Une voiture par enjambée. Un coup de main plate sur le toit de chaque bagnole. Boum !

— Tout le monde dehors ! Vérification d’identité !

— Peut-être même qu’on va tomber sur une chignole volée, ricane un des singes savants en passant près du commandant.

Toute cette humanité sortant au ralenti d’automobiles coincées dans les blés, ce grand type parcourant la colonne en cognant sur chaque toit (boum ! boum !) dans un silence de planète, la terre tranchée en deux horizons jaunes par une route trop droite, et cette mariée debout sous un soleil trop rond… Il ne manque plus que la voix de Dieu…

Or, la voix de Dieu s’abat tout à coup sur le spectacle.

Et les blés en frémissent.

— Inspecteur Bertholet, fichez la paix à ces gens et regagnez votre voiture !

La voix a saisi le faucheux main levée au-dessus de la voiture des enfants. (« J’ai cru que la foudre l’avait grillé sur place », dira Jérémy un peu plus tard.)

Dieu a la voix craquante des mégaphones de police.

— Vous avez suscité une révolte dans cette prison, ça ne vous suffit pas ?

L’inspecteur Bertholet connaît bien cette voix-là.

— Il vous faut aussi une émeute à l’extérieur ?

Elle lui signifie publiquement la fin de sa carrière.

Pendant que l’inspecteur Bertholet regagne sa niche, Dieu sort tout vivant de sa voiture de fonction, celle-là même qui a doublé la noce tout à l’heure, un ange devant, un ange derrière.

— Bonjour, monsieur Malaussène, il n’y a vraiment que vous pour vous flanquer dans des situations pareilles.

La virgule graisseuse sur un front très blanc, un costume vert bouteille ouvert sur un gilet brodé d’abeilles, les mains croisées derrière le dos et le ventre en avant, c’est le commissaire divisionnaire Coudrier, le patron du vieux Thian, que j’ai rencontré, déjà, dans ma vie, oui, plusieurs fois, et qui, en bon flic céleste, en sait beaucoup plus sur moi que moi-même.

— C’est votre sœur Clara, j’imagine ?

Clara, toujours dans le soleil.

— Pauvre petite.

En effet, le commissaire divisionnaire Coudrier a tout l’air de penser que cette mariée plantée sur cette route par les horreurs ordinaires de la vie est bel et bien une « pauvre petite ».

— Elle veut absolument voir Saint-Hiver, monsieur le divisionnaire, intervient le commandant de gendarmerie.

— Évidemment…

Le commissaire divisionnaire hoche douloureusement la tête.

— Rien ne s’y oppose, monsieur Malaussène, si ce n’est l’état de la victime. M. de Saint-Hiver n’est guère présentable.

Nouveau regard sur Clara :

— Mais je suppose qu’on n’y coupera pas.

Puis, après une profonde aspiration :

— Allons-y.

* * *

Deux gendarmes ont écarté les herses qui ont rayé le silence.

J’ai pris le bras de Clara. Elle s’est dégagée. Elle voulait marcher seule. Seule devant. Elle connaissait le chemin des appartements de Saint-Hiver. Coudrier et moi n’avions qu’à suivre. Nous suivîmes. Ce fut comme si une jeune mariée passait la gendarmerie nationale en revue. Les gendarmes se redressaient en baissant la tête. Les gendarmes pleuraient le deuil de la mariée. Il neigeait sur la gendarmerie française. Puis, ce fut au tour des Compagnons Républicains de Sécurité, le mousqueton au pied, de voir la mariée fendre leurs rangs. Eux qui venaient de casser allègrement du prisonnier révolté, ils sentaient maintenant leur cœur battre dans leur casque. La mariée ne regarda ni les uns ni les autres. La mariée fixait la haute porte grise. La porte s’ouvrit d’elle-même sur la cour d’honneur de la prison. Au milieu de la cour, un piano à queue se consumait doucement parmi des chaises renversées. Une fumée droite l’envoyait au ciel. Les casquettes des gardiens tombèrent au passage de la mariée. Quelques moustaches frémirent. Le dos d’une main écrasa une larme. La mariée, maintenant, glissait dans les couloirs d’une prison silencieuse au point qu’on pouvait la croire à l’abandon. Blanche et seule, la mariée flottait comme un souvenir des vieux murs, les meubles, autour d’elle, semblaient renversés depuis toujours, et les photos déchirées qui jonchaient le sol (un flûtiste à la tête penchée, le poing d’un sculpteur autour du fer de son ciseau… une corbeille à papiers débordant de brouillons étonnamment propres, écriture serrée, ratures tirées à la règle) des photos très anciennes. Ainsi flottante et silencieuse, la mariée parcourut les couloirs, gravit des colimaçons, hanta des galeries, jusqu’à ce qu’enfin la porte qui était le but de ce voyage se dressât devant elle et qu’un vieux gardien aux yeux rougis, aux mains tremblantes, tentât de l’arrêter :

— Il ne faut pas, mademoiselle Clara…

Mais elle repoussa le gardien et pénétra dans la pièce. Il y avait là des hommes à blousons de cuir qui prenaient des mesures, d’autres, un petit pinceau au bout de leurs doigts gantés, qui époussetaient des millimètres, il y avait un médecin d’une pâleur de mourant, et il y avait un prêtre en prière, mais qui se redressa soudain, aube aveuglante, chasuble déployée, étole folle, entre la mariée et ce qu’elle avait décidé de voir.

Elle repoussa le prêtre avec moins de ménagement que le vieux gardien et se retrouva seule, absolument seule, cette fois, devant une forme détruite. Cela était tordu, figé. Le corps montrait ses os. Cela n’avait plus de visage. Mais cela semblait crier encore.

La mariée contempla longuement ce qu’elle était venue voir. Aucun des hommes présents n’osait même respirer. Puis, la mariée fit un geste dont ils durent creuser le mystère, tous autant qu’ils étaient, docteur et prêtre compris, jusqu’à la fin de leurs propres vies. Elle plaqua contre son œil un petit appareil photo noir, surgi on ne sait comment de toute cette blancheur, elle fixa une seconde encore le cadavre supplicié, puis il y eut le grésillement d’un flash, et une lueur d’éternité.

III

POUR CONSOLER CLARA

— Et quels sont vos projets, monsieur Malaussène ?

— Consoler Clara.

8

Ah oui ? Et comment comptes-tu t’y prendre pour consoler Clara, bonhomme ? Toi qui voulais si peu de ce mariage, quels arguments vas-tu trouver, hein ? Dis un peu pour voir… Ce soulagement profond que tu ressens malgré toi (parce que tu es soulagé, Benjamin, tout au fond, là-bas, non ? t’es pas un peu soulagé ?), comment vas-tu le lui cacher ? S’agit pas d’imaginer une petite salade à l’usage d’un géant en mal de publication, ce coup-ci… c’est autre chose, là, c’est la douleur, la vraie, grandeur plus que nature, c’est l’innommable douleur, la vacherie céleste dans tout son ô Dieu raffinement. Il serait mort comme ça, Saint-Hiver, un coup de cœur le jour de son mariage, un trop-plein de bonheur dans les coronaires, gavé d’âme, un peu comme on meurt d’indigestion, avec le sourire du bienheureux, d’accord, c’était assez facile… Mais là ? Hein ? Là ? Comment faire ? C’est qu’on la lui a fignolée sa mort, à feu le futur beauf ! Un supplice dans toutes les règles de l’horreur, le supplice des supplices : même pas la consolation de se dire que la dernière pensée de Saint-Hiver aura été pour Clara… Sa dernière pensée aura été pour que ça s’arrête, et l’avant-dernière aussi, pour que ça cesse, pour qu’on l’achève. Les types qui lui ont fait ça n’y sont pas allés avec le dos de la haine… Et toi, tu vas consoler Clara, c’est ça ? Clara qui s’est enfermée dans son labo-photo dès le retour de la jolie noce, toute seule sous la lampe rouge, à développer le martyre, en temps réel, la maison couchée depuis longtemps et retenant son sommeil, une façon à elle d’accompagner son homme, je suppose, de comprendre ce qu’on lui a fait, de se joindre à lui qui était si seul tout le temps que ça a duré, tellement abandonné, si désolé, comme on disait jadis quand on voulait parler d’une solitude de pierre… parce que c’est ça, la torture, ça ne consiste pas seulement à faire mal, ça consiste à désoler un être jusqu’à ce qu’il soit très loin de l’espèce humaine, plus rien à voir avec, solitude hurlante, et peut-être qu’il a eu mal, Saint-Hiver, au point de penser que la mort elle-même ne l’en soulagerait pas… Et toi, tu vas consoler Clara qui a compris tout ça, goutte à goutte, tout au long de sa nuit rouge… bien après le départ d’Amar.