Et, comme l’atmosphère se détend un peu, je lui demande s’il a la moindre idée quant à ce qui a pu se passer. Non. Ce ne sont pas les prisonniers, n’est-ce pas ? Il l’ignore. Quand la gendarmerie locale est arrivée sur les lieux, elle a assisté à ce spectacle inconcevable : des prisonniers en habits massés dans la cour centrale où Joseph, le vieux gardien-chef, les avait rassemblés avant d’aller chercher Saint-Hiver qui devait leur donner d’ultimes instructions pour la cérémonie. Tous étaient consternés. Selon le témoignage du commandant de gendarmerie, la plupart pleuraient silencieusement, certains sanglotaient — des types qu’on avait emprisonnés à vie pour avoir massacré une ou plusieurs personnes ! Certes, ils pouvaient simuler… simulation collective, certes…
Quoi qu’il en soit, les choses ne s’étaient gâtées qu’à l’arrivée de l’inspecteur Bertholet, cet abruti qui avait commencé les interrogatoires, là, dans la cour, à ciel ouvert, maintenant les détenus debout comme de vulgaires pensionnaires après un chahut. Bertholet a failli y laisser sa peau et la gendarmerie débordée a dû faire appel à une compagnie de C.R.S., basée à Étampes. Les C.R.S. sont évidemment rentrés dans le tas sans ménagement à coups de lacrymogènes, une grenade est tombée dans le piano à queue, les prisonniers se sont réfugiés à l’intérieur des murs où ils ont été poursuivis, des œuvres ont été détruites, des photos célébrant la vie créative de la prison arrachées des murs, comme s’il se fût agi, au fond, d’assassiner Saint-Hiver une seconde fois…
Ici, Coudrier se fit tout pensif :
— La bêtise, Malaussène, la bêtise… au fond il n’y a que deux fléaux, ici-bas : une vertu comme la vôtre et une bêtise de flic.
Bref, il est arrivé sur le lieu du crime qui était devenu le champ clos d’une bataille, il a calmé le jeu et, en ressortant, il est tombé sur la noce immobilisée à laquelle Bertholet essayait maintenant de foutre le feu.
— Bon, vous n’avez plus rien à me dire, sur Saint-Hiver ?
Non, je n’ai plus rien à dire, non.
— Une dernière question.
(Oui ?)
— La photo qu’a prise votre sœur Clara…
(Ah…)
— Pourquoi cette photo, d’après vous ?
Difficile de répondre à cette question. Il aurait fallu remonter jusqu’au premier regard de Clara sur le monde. Cette attention étrange. Comme si Clara avait toujours refusé qu’on lui désignât les choses, comme si elle avait tenu, dès le départ, à se les dévoiler d’abord à elle-même. Ma Clara… fixer le pire pour l’admettre. Depuis toujours.
— Vous voulez dire qu’elle n’avait pas d’autres moyens, pour rendre son deuil supportable, que de photographier ce corps supplicié ?
— Grâce à vos services, ce « corps supplicié », comme vous dites, est pendu depuis l’aube aux crocs de tous les marchands de journaux.
Il accuse le coup. C’est vrai, entre autres conneries, l’inspecteur Bertholet a livré le cadavre de Saint-Hiver aux charognards de la gâchette médiatique.
— Clara a préféré aller toute seule au bout de l’horreur que les kiosques lui imposeront pendant au moins une semaine. Vous avez quelque chose contre, monsieur le commissaire ?
Après la photo de Clara, nous étions très vite sortis de la prison. Clara était redescendue sur terre. On entendait le bruit de ses talons dans les couloirs à présent. Derrière nous, l’aumônier avait peine à suivre. Dehors, tout le monde était sorti des voitures. La famille accueillait Clara. Belleville se refermait sur Clara. Clara pleurait enfin. Elle pleurait dans les bras d’Amar.
Détendu par cette manifestation de chagrin, l’aumônier avait tenté sa chance :
— La miséricorde divine, mon enfant…
Clara s’était retournée vers lui :
— La miséricorde divine, mon père ?
Et lui qui s’apprêtait à sortir un discours inspiré fut plongé dans un silence sacré. Puis il avisa la petite Verdun, embusquée dans les bras de Thian, et s’entendit murmurer :
— Pour le baptême de l’enfant…
Là encore, il fut gentiment interrompu.
— N’y pensez plus, monsieur l’abbé. Regardez bien cette enfant.
Le vieux Thian brandit Verdun devant lui, comme on présente une arme pour inspection. Le regard de Verdun jaillit et se colla au prêtre. D’instinct, il fit un pas en arrière.
— Vous voyez, dit Clara, notre petite Verdun trouve que votre Dieu n’est guère…
Elle chercha les mots une seconde. Puis, avec le sourire, justement, de la miséricorde :
— Votre Dieu n’est guère raisonnable.
— En tout cas, rappelez-vous ce que je vous ai dit, monsieur Malaussène : j’aurai ceux qui ont fait ça, mais à une condition, une seule, c’est que vous ne vous en mêliez pas.
Coudrier a ouvert sa porte. Il me désigne la sortie.
— Si vous-même ou votre amie Corrençon tournez seulement la tête vers cette affaire, vous êtes coffrés.
Puis, comme je passe devant lui :
— Quels sont vos projets ?
— Consoler Clara.
10
Et s’il était vrai, après tout, qu’une maison d’édition eût quelque chose d’un nid ? Pas un nid douillet, bien sûr, becs et griffes, évidemment, et d’où l’on peut tomber (qui a jamais passé sa vie entière dans un nid ?) mais un nid tout de même, un nid de feuilles et d’écritures, inlassablement chipées à l’air du temps par des Zabo z’au long bec, un nid séculaire de phrases tressé, où piaille l’insatiable couvée des jeunes espoirs, toujours tentés d’aller nicher ailleurs, mais ouvrant grand leur bec en attendant : ai-je du talent, madame, ai-je du génie ?
— Un beau brin de plume, en tout cas, mon cher Joinville, je suis bien obligée de le reconnaître ; suivez mes conseils et vous volerez plus haut que certains… Ah ! vous voilà, Malaussène ?
La reine Zabo congédie le jeune écrivain, le renvoie avec son manuscrit pour six mois de travail, et m’introduit dans son bureau — ou faut-il dire dans son filet ?
— Asseyez-vous, mon garçon… Le petit Joinville, là, vous avez déjà lu quelque chose de lui ? Qu’est-ce que vous en pensez ?
— Si je m’y connaissais en parfum, je reconnaîtrais peut-être son after-shave.
— C’est un jeune écrivain bien français ; pour l’instant il n’a encore que des idées qu’il prend pour des émotions, mais je ne désespère pas de lui faire raconter une histoire. J’ai un sacré projet pour vous, Malaussène.
Julius le Chien a posé son gros cul près du mien. Julius le Chien trouve comme moi la reine Zabo étourdissante. Cou tordu et langue pendante, Julius le Chien semble se demander combien de secondes cette femme a consenti à perdre pour naître.
— Mais dites-moi, avant toute chose, la police vous fait-elle des ennuis, pour cette affaire ?
— Non, c’est plutôt moi qui la dérange.
— Eh bien ! arrêtez ça immédiatement, Malaussène, c’est capital pour la suite. Aucun flirt avec la police. Je vous veux à plein temps.
Et d’enchaîner sur un bon coup d’interphone :
— Calignac ? Malaussène est arrivé. Nous vous rejoignons en salle de conférence. Prévenez Gauthier, et Loussa, s’il est ici.
Demi-geste pour raccrocher, mais :
— Ah ! Calignac ? Prévoyez du café.
Et, à moi :
— Je vous ai bien invité pour un petit café, ce matin, non ?
Puis, dans les couloirs :
— Une chose encore, Malaussène. Peut-être allez-vous accepter ma proposition, peut-être allez-vous m’envoyer paître, peut-être allons-nous une fois de plus nous entre-tuer, mais, dans tous les cas de figure, pas un mot à quiconque, d’accord ? Secret maison.