Autre lieu autres mœurs. Le café des Éditions du Talion est du genre café d’entreprise. Un franc vingt dans la fente et un gobelet brûlant entre les doigts, qui ne pèse plus rien quand il est vide… un gobelet-écrivain, en somme, qui a intérêt à s’épuiser lentement — la poubelle est toute proche.
Loussa, Calignac et Gauthier nous attendent. Le jeune Gauthier blêmit à la vue de Julius le Chien qui, en effet, va lui visser son museau entre les fesses avant que j’aie pu le rappeler à l’ordre. Ça ne rate jamais. Qu’est-ce que ce normalien dévoyé dans le commerce des livres peut bien répandre comme fumet ? Calignac, le directeur des ventes, se marre à sa franche façon de rugbyman et ouvre une fenêtre pour laisser le champ libre aux senteurs juliennes. Après avoir relevé l’identité de Gauthier, Julius le Chien file un coup de lèche-main à Loussa de Casamance, façon de m’approuver dans le choix de mes amitiés.
— Bien, nous pouvons nous asseoir.
Ainsi dit la reine Zabo. Le conseil des ministres commence toujours chez elle par cette formule rituelle : « Bien, nous pouvons nous asseoir. » Non pas « Asseyez-vous », non pas « Salut les poteaux, est-ce que ça boume aujourd’hui ? », non, les mêmes mots, toujours : « Bien, nous pouvons nous asseoir. »
Ce que nous faisons, en quelques discrets raclements de chaises.
— Malaussène, si je vous dis « Babel », à quoi pensez-vous ?
Les débats sont ouverts.
— Babel ? Je vois une tour, Majesté, le premier H.L.M. de l’humanité, les multitudes du Divin Parano déboulant des quatre coins de l’horizon dans la cuvette de Diên Biên Phu, et, lasses de leur errance, érigeant l’Empire State Building pour y vivre de conserve.
Elle sourit. Elle sourit, la Reine, et elle dit :
— Pas mal, Malaussène. Et maintenant, si je vous dis « Babel » en y ajoutant deux initiales : J.L. Babel. J.L.B., à quoi pensez-vous ?
— J.L.B. ? Notre J.L.B. maison ? Notre machine à best-sellers ? Notre poule aux encriers d’or ? Il me fait penser à mes sœurs.
— Pardon ?
— À Clara et à Thérèse, deux de mes sœurs.
Et à Louna, aussi, la troisième, l’infirmière. J.L.B. est l’auteur préféré de mes sœurs. Quand Louna a rencontré Laurent, son toubib de mari, il y a quelques années, je leur ai prêté ma chambre, ils se sont mis au pieu et n’ont émergé qu’un an et un jour plus tard. Une année d’amour à plein temps. D’amour et de lecture. Je leur montais tous les matins leur provision de bouffe et de bouquins, Clara et Thérèse redescendaient tous les soirs les assiettes sales et les livres lus. Parfois, elles tardaient. Comme elles avaient leurs devoirs à faire, je grimpais les chercher et je trouvais les deux petites couchées entre les deux grands, Louna leur servant à voix haute de larges tranches de J.L.B :
À peine la nurse Sophia se fut-elle retirée avec le petit Axel-Jules, qu’en un même élan, Tania et Serguéi s’enroulèrent pour de somptueuses retrouvailles. Il était dix-huit heures douze. Trois minutes encore, et Serguéi serait majoritaire dans la National Balistic Company.
C’est ça, J.L. Babel (J.L.B. pour ses lecteurs), l’écrivain beurré des deux côtés, que les amants trempent dans leur cacao du matin et sur qui Madame Bovary s’endort tous les soirs. Et c’est la plus grosse production des Éditions du Talion ; notre salaire à tous.
— Quatorze millions de lecteurs par titre, Malaussène !
— Qui se foutent de votre opinion…
— Ce qui nous donne cinquante-six millions de lecteurs si on multiplie par le coefficient 4 des livres prêtés, ajoute Calignac dont toutes les lampes se sont soudain allumées.
— Dans vingt-sept pays et quatorze langues, précise Gauthier.
— Sans parler du marché soviétique en train de s’ouvrir, perestroïka oblige…
— Je commence à le traduire en chinois, conclut mon pote Loussa qui ajoute, avec un certain fatalisme : Il n’y a pas que la littérature, dans la vie, petit con, yŏu shangyé, il y a le commerce.
Un certain succès commercial, en effet. Dû en grande partie à une trouvaille de la reine Zabo : l’anonymat de l’auteur. Car personne, en dehors de Sa Majesté, ne sait, autour de cette table, qui est le véritable J.L.B. Le nom des Éditions du Talion ne figure même pas sur les grandes couvertures glacées. Trois initiales italiques et majuscules en haut de chaque livre, J.L.B., et trois petites initiales en bas, j.l.b., ce qui donne à penser, bien sûr, que J.L.B. édite J.L.B., que son génie ne doit rien à personne… un self-made-man pareil à ses héros, roi de lui-même comme des circuits de distribution, qui a construit sa propre tour, et qui, de très haut, nargue le Très-Haut. Mieux qu’un nom, plus qu’un prénom, J.L.B. s’est fait des initiales, trois lettres lisibles dans n’importe quelle langue. Et la patronne de gonfler son triple jabot sur son corps de brindille :
— Mes enfants, le secret est le carburant du mythe. Tous ces messieurs de la finance que décrivent les romans de J.L.B. se posent la même question : qui est-il ? qui donc les connaît si bien pour les décrire si juste ? Cette émulation par la curiosité se répercute jusqu’aux couches du tout petit commerce et n’est pas pour rien dans notre chiffre de vente, croyez-moi !
Lequel chiffre claque, comme un étendard :
— Près de deux cents millions d’exemplaires vendus depuis 1972, Malaussène. Café ?
— Volontiers.
— Gauthier, un café pour Malaussène, vous avez des pièces ?
Petite cascade de pièces dans le ventre de la machine. Vapeur, glouglou, sucre en poudre.
— Malaussène, nous allons frapper un grand coup pour la sortie du prochain J.L.B.
— Un grand coup, Majesté ?
— Nous allons dévoiler son identité !
Ne jamais contredire la patronne en état d’inspiration.
— Excellente idée. Et qui est-ce, J.L.B. ?
Un temps.
— Buvez votre café, Malaussène, le choc va être rude.
La vie vaudrait-elle d’être vécue sans une bonne mise en scène ? Et l’art de la mise en scène, mesdames et messieurs, n’est-ce pas ce qui, parmi quelques milliards de détails, distingue l’homme de la bête ? Je suis censé tomber sur le cul en apprenant l’identité du prolifique J.L.B. ? Soit. Composons-nous donc le visage assoiffé de l’impatience. Ne pas s’ébouillanter la glotte, néanmoins. Siroter le café. Tout doux… Ils attendent sagement, autour de la table. Il m’observent, et moi, je revois ma Clara, la pauvrette, il y a deux ou trois ans, lire en cachette un pavé de J.L.B. alors que je tentais de l’initier à Gogol, Clara sursautant, planquant le livre, moi tout honteux de la surprendre, tout merdeux d’avoir engueulé Laurent et Louna, d’avoir joué l’intelligent, l’esprit fort… Mais lis donc ce que tu voudras, ma Clarinette, lis ce qui te tombe sous l’œil, ne te soucie pas du grand frère, ce n’est pas à lui de faire le tri de tes plaisirs, c’est ta vie qui triera, le tamis bien serré de tes petites envies.
Voilà. Café bu.
— Alors, c’est qui, J.L.B. ?
Ils s’entre-regardent une dernière fois :
— C’est vous, Malaussène.
11
Quand j’arrive à la maison, Clara dort encore, Yasmina chante toujours, et Julie cuisine. Le détail mérite d’être remarqué : c’est la première fois que je vois Julie derrière les fourneaux. Les journalistes de son acabit cuisinent rarement. Ils sont les héritiers du corned-beef plus que du bœuf miroton. Julie passe sa vie à manger sur le pouce pour ne pas perdre le monde de vue. Si elle n’avait pas été salement blessée l’année dernière (droguée à mort, une jambe trois fois brisée et double pneumonie), elle serait sans doute, à l’heure qu’il est, en train de grignoter un pois chiche dans un maquis subtropical, cherchant à démêler qui entube qui, dans quelles proportions, et où ça va nous mener tout ça… Fort heureusement les malfrats qui l’ont amochée m’ont livré une Julie essentiellement occupée à se refaire une santé en me fignolant le bonheur.