Julie, donc, cuisine. Elle est penchée au-dessus d’une cassolette de cuivre où un jus roux explose en petits cratères sucrés. Elle touille pour que ça n’attache pas. Le seul mouvement de son poignet, via l’épaule ronde, la courbure du bras et la colonne souple, suffit à faire danser ses hanches. Le repos forcé de ces derniers mois l’a aimablement alourdie. Plus que jamais la robe qui l’enrobe est une promesse de plénitudes. Nue, les traces ocrées de ses brûlures en font une femme léopard. Vêtue, elle reste ma Julie d’il y a trois ans, celle que je me suis décernée, sans une seconde de réflexion, tellement le poids de sa crinière (comme dirait J.L.B.), l’automne pailleté de son regard, la gracieuseté de ses doigts voleurs, le feulement de sa voix, ses hanches et ses mamelles me soufflaient que s’il en existait une pour moi, c’était celle-là et pas une autre. Purement physique, quoi. La femme que j’aime est un animal complet, un vertébré fabuleusement supérieur, idéalement mammifère, résolument femelle. Et, comme je suis un verni de l’amour, l’intérieur a confirmé les promesses du dehors : Julie est une belle âme. Le monde entier bat dans son cœur. Pas seulement le monde, mais chacun des morpions qui l’animent. Julie aime Clara, Julie aime Jérémy et le Petit, Julie aime Thérèse, Julie aime Louna, Julie aime Verdun — oui, même Verdun — et Julie aime Julius. Julie m’aime, quoi.
Or voilà qu’en prime Julie sait cuisiner. Détail superfétatoire ? Mon œil : tous les journaux féminins vous le confirmeront, le bonheur est une recette de cuisine.
— Une tarte à la rose trémière, Benjamin.
— À la rose trémière ? s’étonne Jérémy qui est un produit du bitume.
— Une recette de mon père ; notre maison du Vercors était la proie des roses trémières. Jusqu’au jour où le gouverneur mon père a décidé de les bouffer.
Julius le Chien laisse aller une salive de connaisseur, la gourmandise a embué les lunettes du Petit, la maison tout entière est une rose trémière mitonnant dans son propre sucre.
— Mais une tarte, Julie, avec le deuil de Clara ? tu crois que…
(Malaussène et les convenances…) Oui, c’est vrai, je viens d’ébaucher cette question. Julie répond sans se retourner.
— Tu n’as rien remarqué, Benjamin ? Écoute donc le chant de Yasmina.
Dans la chambre des enfants, Yasmina chante encore, la main de Clara, toujours endormie, dans la sienne. Mais il n’y a plus de chagrin dans ce chant. L’ombre d’un sourire détend le visage de Clara.
— D’ailleurs, Yasmina nous a apporté du couscous.
Nous avons mangé le couscous de Yasmina et la tarte de Julie, pendant que le vieux Thian donnait à Verdun ses petits pots du soir. Depuis la naissance de Verdun, le vieux Thian a perdu un bras. Tout ce qu’il accomplit dans la vie, il le fait avec la main qui ne porte pas Verdun. À soixante ans passés, le jour où nous lui avons confié Verdun, le vieux Thian a fait cette découverte de jeune homme : être père, c’est devenir manchot.
Nous avons mangé dans la mélopée de Yasmina qui tenait le fantôme de Saint-Hiver à distance.
Un petit morceau de paix.
Mastication soigneuse.
Pourtant, quelque chose tracassait Jérémy. C’était lisible sur son front. Et, quand on peut lire sur le front de Jérémy, il faut toujours craindre le pire.
— Un problème, Jérémy ?
J’ai demandé à tout hasard, sachant qu’il répondrait : « Non rien. »
— Rien, non.
Voilà. Encore quelques coups de fourchette, et c’est Thérèse qui a tenté sa chance.
— Jérémy, si tu nous disais ce qui te tracasse ? Non ?
Avec cette voix raide et maladroite qui, dès les premiers mots de sa vie, en a fait une Thérèse retranchée, facilement hargneuse, une Thérèse susceptible comme un fil dénudé.
— Est-ce que je te demande ton horoscope, toi ?
Thérèse et Jérémy sont un modèle d’amour fraternel. Peuvent pas se souffrir tout en souffrant le plus souvent possible l’un pour l’autre. Le jour où Jérémy s’est retrouvé rôti comme un poulet par l’incendie de son bahut, Thérèse m’a fait son unique crise de culpabilité professionnelle : « Comment est-ce que je n’ai pas su prévoir ça, Benjamin ? » Elle s’arrachait les cheveux, au sens propre, par poignées, comme dans un roman russe. Elle balayait l’espace à grands moulinets de ses bras maigres : « À quoi ça sert, tout ça ? » Elle désignait ses bouquins, ses tarots, ses amulettes et ses grigris. Le doute, quoi. Pour la seule et unique fois de sa vie. Et un jour, en sortant du cinoche (La Mousson, on était allés voir : l’histoire d’un type qui, au début du film, boit beaucoup de whisky, et à la fin, beaucoup d’eau), voilà Jérémy qui me dit : « Moi, si j’étais un mec, enfin, je veux dire, si j’étais pas son frangin, c’est Thérèse que je choisirais. » Mon regard a dû demander : « Pourquoi ? » parce qu’il a tout de suite ajouté : « Elle est super, cette fille. » Et, plus loin sur le chemin du retour : « Dis voir, Benjamin, tu crois que les mecs sont trop cons pour se rendre compte que Thérèse est super ? »
Bref, pour l’heure, Jérémy a du souci.
C’est en pleine tarte à la rose trémière que le Petit a tranquillement ôté ses lunettes et a dit, tout en les essuyant :
— Moi, je sais.
J’ai demandé :
— Qu’est-ce que tu sais, Petit ?
— Je sais ce qu’il a, Jérémy.
— Toi, ta gueule !
En vain. À part ses propres rêves, rien n’effraye le Petit.
— Il se demande si Thian va nous raconter La Fée Carabine, ce soir.
Tout le monde a levé la tête et toutes les têtes se sont tournées vers Thian.
Ne jamais sous-estimer la fiction. Surtout quand elle est sauvagement pimentée de réel, comme La Fée Carabine du vieux Thian. Une dope dont les pires vacheries de la vie ne peuvent nous guérir. L’idée que la mort de Saint-Hiver puisse le priver de sa tranche de mythe un soir de plus a flanqué Jérémy dans un état de manque proche de la syncope. Le vieux Thian m’a lancé un coup d’œil, doublé du regard de Verdun qui tire toujours dans la même direction que lui, et j’ai fait « oui », imperceptiblement, de la tête.
— Oui, a répondu Thian, mais ce soir, ce sera la dernière partie.
— Oh non ! merde, déjà ?
Le soulagement et l’angoisse ont zigzagué sur la tronche de Jérémy.
— Et c’est très court, a poursuivi Thian impitoyable, ça tiendra à peine la soirée.
— Et après ? Qu’est-ce que tu vas nous raconter après ?
Jérémy n’est pas le seul à être inquiet, la question était dans tous les yeux.
Au fond, je crois que c’est là, dans ce silence-là, assis à la table familiale, que j’ai pris ma décision. J’ai dû me dire que si je ne trouvais pas vite fait une solution, si Thian ne succédait pas à Thian, ce serait l’invasion du pire, ce contre quoi l’éducateur responsable que je suis (mais oui !) a toujours lutté : la paralysie de groupe, l’hypnotisme blafard, la téloche à perpétuité.
Alors, considérant le visage en perdition de Jérémy, les yeux du Petit sur le point de déborder, l’anxiété muette de Thérèse, songeant au réveil de Clara aussi, j’ai soudain pris la seule décision possible.