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J’ai dit :

— Après La Fée Carabine, Thian aura sept gros romans à nous lire, six ou sept mille pages minimum.

— Six ou sept mille pages !

Enthousiasme du Petit. Suspicion de Jérémy.

— Aussi chouettes que La Fée ?

— Aucune comparaison. Beaucoup mieux.

Jérémy m’a longuement regardé, un de ces regards qui cherchent à piger comment le prestidigitateur s’y est pris pour transformer le violoncelle en piano à queue.

— Ah ouais ? Et c’est qui, l’auteur de cette merveille ?

J’ai répondu :

— C’est moi.

12

— C’est moi, Majesté ?

— Ce sera vous, Malaussène, si vous acceptez.

— Si j’accepte quoi ?

Elle a regardé Gauthier. Elle a dit :

— Gauthier…

Le petit Gauthier a ouvert son vieux cartable d’agrégatif, il a disposé ses petits papiers, et, au moment de s’y mettre, il s’est fait sèchement résumer :

— Bref, Malaussène, la situation de J.L.B. est florissante, mais on note tout de même un tassement des ventes à l’étranger.

— Et nous plafonnons à trois ou quatre cent mille en France.

Calignac n’a pas de vieux cartable, lui, pas de calculette, mais une grosse tête avec une mémoire de Gascon qui tient à peine dedans.

— On pourrait laisser aller quelques années, Malaussène, mais ce n’est pas le genre de la maison.

— D’autant que (c’est Gauthier qui essaie de se racheter) la perspective de l’Europe nous ouvre un marché considérable.

Charitable, la Reine opine :

— Il s’agit de frapper un grand coup pour la sortie de son prochain roman. Nous prévoyons un lancement exceptionnel, Malaussène.

Moi, évidemment, j’en reviens à ma question première :

— S’il vous plaît, J.L.B., qui est-ce ? Un collectif de la plume ?

Alors, la reine Zabo a utilisé son arme favorite. Elle a penché son buste maigre en direction de Loussa et elle a dit :

— Loussa, explique-lui.

Loussa est le seul de ses employés qu’elle tutoie. Non pour cause de négritude, mais par amitié très ancienne, enfance commune. Leurs pères respectifs, le très noir et le très blanc, faisaient dans le chiffon. « On a appris à lire dans les mêmes poubelles. »

— Bon. Tiens-toi tranquille, petit con, et écoute-moi bien.

* * *

Et de m’expliquer, Loussa de Casamance, que J.L.B. est une personne qui, pour l’heure, ne tient pas à devenir quelqu’un. « La niaise manie de son nom » ne le possède pas, comme disait l’autre, tu vois ? Loussa lui-même ne sait pas qui c’est. Il n’y a que la reine Zabo, autour de cette table, pour le connaître personnellement. Un écrivain anonyme, en somme, comme un alcoolique repenti. L’idée me plaît assez. Les couloirs des Éditions du Talion sont encombrés de premières personnes du singulier qui n’écrivent que pour devenir des troisièmes personnes publiques. Leur plume se fane et leur encre sèche dans le temps qu’ils perdent à courir les critiques et les maquilleuses. Ils sont gendelettres dès le premier éclair du premier flash et chopent des tics à force de poser de trois quarts pour la postérité. Ceux-là n’écrivent pas pour écrire, mais pour avoir écrit — et qu’on se le dise. Alors, l’écriture anonyme de J.L.B., ma foi, et quel qu’en soit le résultat, ça me paraît honorable. Seulement voilà, le monde d’aujourd’hui est monde d’images, et toutes les études de marché disent clairement que les lecteurs de J.L.B. veulent la tête de J.L.B. Ils la veulent sur les rabats de couverture, ils la veulent sur les affiches de leur ville, dans les pages de leur hebdo et le cadre de leur télé, ils la veulent en eux, épinglée dans leur cœur. Ils veulent la tête de J.L.B., la voix de J.L.B., la signature de J.L.B., ils veulent se payer quinze heures de queue pour une dédicace de J.L.B., et qu’un petit mot tombe dans leur oreille, et qu’un sourire les conforte dans leur amour de lecteurs. Ils sont gens humbles et innombrables, Clara, Louna, Thérèse et quelques millions d’autres, non pas lecteurs précieux et avertis qui aiment à dire : « J’ai lu untel… » mais lecteurs naïvement cubiques qui donneraient leur liquette pour pouvoir dire : « Je l’ai vu. » Et s’ils ne voient pas J.L.B., s’ils ne l’entendent pas causer, si J.L.B. ne leur file pas son opinion télévisée sur la marche du monde et le destin de l’homme, alors, c’est simple, ils l’achèteront de moins en moins, et petit à petit J.L.B., pour n’avoir pas voulu devenir une image, cessera d’être une affaire, notre affaire.

Il me semble, oui, il me semble que je commence à comprendre. Toutefois, intelligence lente et méthodique, je demande :

— Et alors ?

— Alors, enchaîne la reine Zabo, il y a un hic, Malaussène. J.L.B. ne veut vraiment rien entendre, pas question pour lui de se montrer.

Ah !…

— Mais il n’est pas hostile à l’idée que quelqu’un le représente.

— Le représente ?

— Joue son rôle, si vous préférez.

Silence. La table ronde s’est rétrécie, tout à coup. Bon, allons-y :

— Moi, Majesté ?

— Qu’est-ce que vous en pensez ?

* * *

— Et tu as accepté ?

Julie me pose la question en jaillissant comme un ressort du fouillis de notre plumard.

— J’ai dit que je réfléchirais.

— Tu vas accepter ?

Ses doigts sont sortis de mes cheveux et je ne reconnais pas le ton de sa voix.

— Je vais réfléchir.

— Tu accepterais de faire le guignol pour ce marchand de merde ?

Là, c’est un vrai coup de gueule.

— Qu’est-ce qui te prend, Julie ?

Elle s’est redressée. Elle me regarde de très haut. Un dernier rayon de notre sueur brille entre ses seins.

— Comment ça, qu’est-ce qui me prend ? Tu te rends compte de ce que tu m’annonces ?

— Je ne t’ai encore rien annoncé.

— Écoute…

Dire qu’on vient de se donner tant de chaleur et qu’elle me cueille à froid. Je n’aime pas ça. C’est comme trouver un cambrioleur en rentrant dans sa niche. On se sent acculé. On devient légitimement défensif… la pire des choses.

— Qu’est-ce qu’il faut que j’écoute ?

Ma voix aussi a changé. Ce n’est déjà plus ma voix.

— Tu n’en as pas marre de jouer au con ? Tu ne voudrais pas être toi-même, une fois dans ta vie ?

C’est précisément une des objections que j’ai faites à la reine Zabo. Mais elle est partie d’un rire zabique : « “Vous-même”, Malaussène, “vous-même” ! L’“identité”, qu’est-ce que c’est encore que ce snobisme ? Vous croyez que nous sommes “nous-mêmes”, autour de cette table ? Être “soi”, monsieur, c’est être le bon cheval, au bon moment, sur la bonne case du bon échiquier ! ou la reine, ou le fou, ou le dernier des petits pions ! » Mais je m’entends déjà répondre à Julie, avec ce filet venimeux qui, justement, n’est pas ma voix :

— Ah ! bon ? Parce que je ne suis pas moi-même ?

— Jamais ! pas une seconde ! tu ne l’as jamais été ! Tu n’es pas le père de tes enfants, tu n’es pas le responsable des coups que tu prends sur la gueule et tu vas jouer le rôle d’un écrivain pourri que tu n’es pas ! Ta mère t’exploite, tes patrons t’exploitent, et maintenant ce salaud…

Mais me voilà qui dis :

— Parce que la belle journaliste a la crinière de lionne et aux seins de génisse est elle-même ?