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Et pendant qu’il se vidait dans le col de ma chemise, j’ai pensé aux fiançailles de Clara, ma sœur préférée. « Ne sois pas triste, Benjamin, Clarence est un ange. » Clarence… comment peut-on s’appeler Clarence ? « Un ange de soixante ans, ma chérie, il a trois fois ton âge. » Le rire velours de ma petite frangine : « Je viens de faire une double découverte, Benjamin, les anges ont un sexe, et ils n’ont pas d’âge. — Tout de même, ma Clarinette, tout de même, un ange directeur de prison… — Mais qui a fait de sa prison un paradis, Benjamin, ne l’oublie pas ! »

Les amoureuses ont réponse à tout et les frères aînés restent seuls avec leurs soucis : ma sœur préférée va se marier demain avec un maton chef. Voilà. Pas mal, non ? Si on ajoute à ça que ma mère s’est tirée il y a quelques mois avec un flic, amoureuse au point de n’avoir pas donné un seul coup de téléphone depuis, on obtient un assez joli portrait de la famille Malaussène. Sans parler des autres frères et sœurs : Thérèse qui lit dans les astres, Jérémy qui a foutu le feu à son collège, le Petit aux lunettes roses, dont le moindre cauchemar devient réalité, et Verdun, la toute dernière, hurlante dès la première seconde comme la bataille du même nom…

Et toi, le géant qui pleure, quel genre de famille as-tu, toi ? Pas de famille, peut-être, et tu as tout misé sur la plume, c’est ça ? Il se calmait un peu. J’en ai profité pour poser la question dont je connaissais la réponse :

— On vous a refusé un manuscrit, n’est-ce pas ?

— Pour la sixième fois.

— Le même ?

De nouveau oui de la tête, qu’il décolle enfin de mon épaule. Puis, un hochement très lent :

— Je l’ai tellement retravaillé, si vous saviez, je le connais par cœur.

— Comment vous appelez-vous ?

Il m’a donné son nom, et j’ai aussitôt revu la tête hilare de la reine Zabo commentant le manuscrit en question : « Un type qui écrit des phrases du genre “Pitié ! hoqueta-t-il à reculons”, ou qui croit faire de l’humour en appelant Farfouillettes les Galeries Lafayette, et qui remet ça six fois de suite, imperturbable, pendant six ans, de quel genre de maladie prénatale souffre-t-il, Malaussène, vous pouvez me le dire ? » Elle avait secoué l’énorme tête que la vie avait plantée sur son corps d’anorexique, et elle avait répété, comme s’il s’était agi d’une injure personnelle : « “Pitié ! hoqueta-t-il à reculons”… Et pourquoi pas : “Bonjour, entra-t-il” ou “Salut, sortit-il de la pièce” ? », et, pendant dix bonnes minutes, elle s’était livrée à une variation éblouissante, parce que le talent, ce n’est pas ce qui lui manque, à elle…

Total, on avait renvoyé le manuscrit sans le lire, j’avais signé le refus de mon nom, et le gars avait failli mourir de chagrin dans mes bras après avoir transformé mon bureau en terrain vague.

— Vous ne l’avez même pas lu, n’est-ce pas ? J’avais mis les pages 36, 123 et 247 à l’envers, elles y sont toujours.

Classique… Dire que nous autres, les éditeurs, si futés que nous soyons, nous nous laissons encore prendre à ça ! Que répondre, Benjamin ? Que répondre à ce mec ? Qu’il s’acharne sur un monument d’infantilisme ringard ? Et depuis quand crois-tu à la maturité, Benjamin ? Je ne crois en rien, bordel, je sais seulement que la machine à écrire est fatale aux enfantillages, que le papier blanc est le suaire de la connerie, et qu’il n’est pas né celui qui vendra cette camelote à la reine Zabo. C’est le scanner du manuscrit, cette femme-là, il n’y a qu’une chose au monde qui la fasse vraiment chialer : le martyre du subjonctif imparfait. Et alors, qu’est-ce que tu vas lui proposer à l’autre géant, là, qu’il se mette à l’aquarelle ? Bonne idée, pour qu’il foute le reste de l’immeuble en l’air… Il a cinquante balais bien serrés, et ça fait trente ans au moins qu’il se donne tout entier à la littérature, ces gars-là sont capables de tout quand on essaie de cisailler leur plume !

J’ai donc pris la seule décision possible. Je lui ai dit :

— Venez avec moi.

Et j’ai sauté direct de mon fauteuil sur le sol. J’ai farfouillé dans le bureau éventré de Mâcon, où j’ai trouvé le trousseau de clefs que je cherchais. J’ai traversé le bureau en diagonale. Il me suivait comme dans le désert. Le désert après friction israélo-syrienne. Je me suis agenouillé devant un classeur métallique qui a baissé le rideau au premier tour de clef. Il était bourré de manuscrits jusqu’à la gueule. J’ai pris le premier qui m’est tombé sous la main et je lui ai dit :

— Prenez ça.

C’était intitulé Sans savoir où j’allais et c’était signé Benjamin Malaussène.

— C’est de vous ? me demanda-t-il quand j’eus refermé le classeur.

— Oui, tous les autres aussi.

Je suis allé replacer le trousseau de clefs dans les ruines de Mâcon, exactement où je l’avais trouvé. Il ne me suivait plus.

Il regardait le manuscrit d’un air perplexe.

— Je ne comprends pas.

— C’est pourtant simple, dis-je, on m’a refusé tous ces romans beaucoup plus souvent que le vôtre. Je vous donne celui-ci parce que c’est mon dernier-né. Peut-être pourrez-vous me dire ce qui cloche là-dedans. Moi, j’adore.

Il me regardait comme si la valse du mobilier m’avait rendu cinglé.

— Mais, pourquoi moi ?

— Parce qu’on est meilleur juge des œuvres des autres, et que votre propre travail prouve au moins que vous savez lire.

Ici, j’ai toussé, je me suis retourné une seconde, et quand mes yeux se sont reportés sur lui, ils étaient pleins de larmes.

— Je vous en prie, faites-le pour moi.

Il a pâli, je crois, ses bras se sont ouverts à leur tour, mais j’ai esquivé l’étreinte et je l’ai reconduit vers la porte que j’ai ouverte grand.

Il a hésité un instant. Ses lèvres ont été reprises de tremblements. Il a dit :

— C’est affreux de penser qu’il y a toujours plus malheureux que soi. Je vous écrirai ce que j’en pense, monsieur Malaussène. Je vous promets que je vous écrirai !

Il a montré le désastre de la pièce et il a dit :

— Excusez-moi, je paierai tout, je…

Mais j’ai fait non de la tête en le poussant dehors avec douceur. J’ai refermé la porte sur lui. La dernière image qu’il emporta de cette petite séance fut celle de mon visage, trempé de larmes.

* * *

Je me suis essuyé d’un revers de main, et j’ai dit :

— Merci, Julius !

Comme le chien ne bronchait pas, je me suis approché de lui, et j’ai répété :

— Non, vraiment, merci ! Ça, au moins, c’est un chien qui défend son maître !

Autant s’adresser à un clébard empaillé. Julius le Chien restait assis devant la fenêtre à regarder passer la Seine avec une obstination de peintre japonais. Les meubles avaient valsé autour de lui, son effigie de cristal s’était payé Talleyrand, mais Julius le Chien s’en tapait ; gueule tordue et langue pendante, il regardait passer la Seine, ses péniches, ses cageots, ses godasses, ses amours… Immobile au point que le géant détraqué avait dû le prendre pour un monument d’art primitif, taillé dans du matériau trop lourd même pour une grande colère.

Le soupçon m’a pris. Je me suis agenouillé près de lui. J’ai appelé doucement :

— Julius ?

Pas de réponse. Rien que son odeur.