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Oui, j’ai dit ça… Je ne peux pas l’effacer, j’ai dit ça. Mais Julie étant ce qu’elle est, ce n’est pas la crinière de lionne ou les seins de génisse qui la font bondir, c’est l’évocation de la journaliste.

— La journaliste, au moins, est réelle, nom de Dieu, elle est même plus que réelle, elle est au service du réel ! Elle ne se fout pas dans la peau de J.L.B. : un abrutisseur public, une usine à stéréotypes minables qui spécule sur la connerie du pauvre monde !

Moi, Benjamin Malaussène, ce n’est pas l’évocation de mon caméléon intime qui me fait grimper à l’échelle de la fureur, c’est l’arrogante dénonciation de la « connerie du pauv’ monde ».

— Et elle spécule sur quoi, la journaliste du réel ? Tu es descendue dans la rue, aujourd’hui, Julie, non ? Tu l’as vue, la gueule ouverte de Saint-Hiver, accrochée aux hameçons des marchands, les dents cassées, l’œil crevé, tu l’as vue ou tu ne l’as pas vue ?

(Notre seul sujet d’engueulade, le journalisme… mais du solide, un explosif de première bourre.)

— Ça n’a rien à voir ! Je n’ai jamais fait dans le fait divers, moi !

— Tu as fait pire !

— Qu’est-ce que tu dis ?

Elle est si blanche de rage, maintenant, et je suis si blanc de fureur, que nos draps ont bonne mine.

— Pas le fait divers, non, Julie, tu investis dans le fait soigneusement choisi, toi, le malheur du bout du monde, massacres de maquisards, pauvre mec interviewé dans sa cellule la veille de son exécution, le fait divers plus l’exotisme plus la bonne conscience : objectif boat people, caméra larmoyante sur petite Mexicaine noyée, l’information que nous ne croyons pas devoir vous cacher, de la merde irréprochable, une belle coulée de sang, pure comme de l’or fondu…

Elle s’est habillée.

Elle est partie.

Sur le pas de la porte, elle a seulement dit :

— La tarte de ce soir, ce n’était pas de la rose trémière, c’était de la rhubarbe. La rose trémière est comme toi, Malaussène, envahissante et pas comestible.

* * *

Voilà. Trois ans de bonheur grillés dans un incendie. Et je n’ai même pas pu lui dire les raisons pour lesquelles j’allais peut-être accepter la proposition de la reine Zabo. Peut-être ou peut-être pas. Certainement pas, même. Pas à ce prix-là, en tout cas. Savoir ce qu’un boulot rapporte, mais savoir aussi ce qu’il vous coûte. Et le départ de Julie, c’est trop cher. Qu’est-ce qui m’a pris de lui sortir tout ça ? Comme si je ne savais pas que l’œil journaliste de Julie sur le monde, c’est la seule garantie pour qu’on ne nous le fasse pas tourner à l’envers… D’accord, Julie, d’accord, j’irai demain aux Éditions du Talion et j’enverrai la reine Zabo jouer les J.L.B. à ma place. D’ailleurs, c’est peut-être elle J.L.B. ? On comprend mieux pourquoi elle est la seule à le connaître et pourquoi le grand écrivain se refuse à l’objectif : avec sa tête de marmite sur son corps de tisonnier, elle ferait fuir un lecteur aveugle. Bon, je ne ferai pas ce boulot, je trouverai autre chose. Décision ferme. Définitive.

Ça m’a calmé d’un coup.

Je me suis levé. J’ai refait le pieu au carré. Je me suis recouché. J’ai regardé le plafond. On a frappé à la porte. Trois petits coups timides. Julie. Les trois petits coups de la réconciliation. J’ai bondi. J’ai ouvert. C’est Clara. Elle lève les yeux. Elle sourit. Elle entre. Elle dit :

— Julie n’est pas là ?

Je mens.

— Sortie pour un rendez-vous.

Clara approuve.

— Il y a trop longtemps qu’elle ne travaillait pas.

Et moi :

— Oui, c’est même un miracle qu’elle ait tiré la moitié de sa convalescence.

De ces dialogues où chacun parle d’autre chose.

— Elle reviendra dans quinze jours avec un nouvel article, dit Clara.

— Ou dans trois mois.

Silence.

Silence.

— Assieds-toi, ma Clarinette. Assieds-toi.

Les deux mains dans les miennes, elle s’assied sur le coin du lit.

— Il faut que je te dise quelque chose, Benjamin.

Et, bien sûr, elle se tait.

Je demande :

— Yasmina est rentrée chez elle ?

— Non, elle est en bas, elle écoute l’histoire de Thian. Elle veut dormir à côté de moi, cette nuit.

Puis :

— Benjamin ?

— Oui ma grande ?

— Je suis enceinte.

Et, comme si j’avais besoin de cette précision :

— J’attends un bébé.

13

— J’accepte, Majesté.

— Formidable, mon garçon ! Avec vos dons de comédien, votre sens de l’improvisation, vos qualités de conteur et votre amour du public, vous allez faire un malheur, devenir un mythe irremplaçable.

— J’accepte à plusieurs conditions.

— Je vous écoute.

— Conditions financières, d’abord. Je veux 1 % sur chaque exemplaire vendu, avec effet rétroactif sur tous les titres dont je devrai revendiquer la paternité. Je veux 5 % des droits étrangers, un chèque par interview, j’impose ma sœur Clara comme photographe exclusive, et je veux, bien entendu, conserver mon salaire maison.

— Affaires de chiffres, tout ça, Malaussène, ça concerne Calignac, je ne suis pas compétente.

— Vous êtes compétente pour donner des ordres.

— D’autres conditions ?

— Une autre. Je veux connaître le véritable J.L.B. Pas question que j’aille au charbon sans savoir qui m’y envoie.

— Cela va sans dire. Vous rencontrerez J.L.B. cet après-midi, à seize heures trente précises.

— Cet après-midi ?

— Oui, j’ai déjà pris le rendez-vous. Vous connaissant comme je vous connais, je n’avais pas retenu l’hypothèse d’un refus.

* * *

Clara est habitée ? Il y a un petit quelqu’un chez Clara ? C’est le retour de Saint-Hiver par la fenêtre ? Encore un fruit de la passion ? Encore un mouflet Malaussène délesté de son papa au moment de l’atterrissage ? Ça va naître ? Coups et blessures sans intention de donner la vie ? Ça va plonger ? Ça descendra un jour dans la rue ? Ça passera devant les kiosques à journaux ? Ça va se farcir le quadrichromique opéra de la vie ? L’optimisme amoureux a une fois de plus plaisanté avec le néant ? Ça va tomber du rien dans le pire ? Un fruit tout nu précipité dans les mâchoires du monde ? Au nom de l’amour ! la belle amour ? Et le reste du temps, ça va chercher à comprendre ? Ça va se construire ? Une charpente d’illusions sur les fondations du doute, les murs de la métaphysique, le mobilier périssable des convictions, le tapis volant des sentiments ? Ça va s’enraciner dans son île déserte en envoyant des signaux pathétiques aux bateaux qui passent ? Oui… Et ça va passer soi-même au large des autres îles. Ça va manger, ça va boire, ça va fumer, ça va penser, ça va aimer, et puis ça va décider de manger mieux, de boire moins, de ne plus fumer, d’éviter les idées, de reléguer le sentiment. Ça va devenir réaliste. Ça va conseiller ses propres enfants. Ça va tout de même y croire un peu pour eux. Et puis ça n’y croira plus. Ça ne va plus écouter que ses propres tuyauteries, surveiller ses boulons, multiplier les vidanges… sans trop y compter…

Une chose est sûre, pourtant : celle qui dépend de moi. S’il est vrai que Clara est habitée, s’il est vrai que ma petite Clara va donner à naître, foi de moi, ce qui va naître là, naîtra riche ! Pas riche d’espérances, non, pas riche en sentiments, pas forcément un rupin des neurones non plus — ces choses-là dépendent d’ailleurs — mais riche d’argent, nom de Dieu, de pognon, de tunes, de joncs et de pépettes, riche de fric, de blé, de flouse, d’artiche et d’oseille ! Je te vais lui constituer une dot auprès de quoi les économies de Rothschild passeront pour un viatique d’étudiant. Oh ! je sais, ça ne fera pas son bonheur mais ça lui évitera au moins de penser que l’argent fait le bonheur des autres, et puis ça lui épargnera le travail, et de croire que le travail est une vertu ! Il pourra glander toute sa vie, le petit de ma Clara, et vu le caractère cosmopolite de J.L.B., il pourra glander en dollars, en marks, en roubles, en piastres, en yens, en lires, en florins, en francs, et même en écus ! Oui, il pourra glander européen, si ça lui chante ! Ce qu’il fera de son pactole ne m’intéresse pas le moins du monde. Qu’il l’investisse, le distribue ou le dilapide, qu’il œuvre pour les victimes du monde ou se taille une statue en platine, peu me chaut ! Et, s’il m’envoie à l’hospice quand mes dents tomberont dans mes poches, je partirai heureux, sachant enfin, preuve à l’appui, que la vie a un sens !